Habiliter les jeunes à s’opposer à la haine en ligne

À ses balbutiements, Internet était souvent considéré comme un marché libre d’idées où les opinions et les réflexions de tous pouvaient être partagées et rivaliser sur un pied d’égalité. Aujourd’hui, il s’agit d’un outil essentiel pour accéder à de l’information et à des services, mais sa valeur comme instrument d’engagement civique et de débat a, à de nombreux égards, diminué.

Les médias numériques d’aujourd’hui sont entièrement réseautés et les utilisateurs ne sont plus seulement des consommateurs d’information. Ils se trouvent plutôt au centre d’un réseau sans fin de connexions,  qui permet au contenu d’être partagé avec les autres sur différentes plateformes. La plupart de ces partages ont lieu sur une poignée de grandes plateformes : les sites de réseautage social comme Facebook et Twitter, les sites de partage de vidéos comme YouTube, ou les jeux en ligne à multiples joueurs comme Minecraft et Fortnite.

Dans toute communauté, qu’elle soit virtuelle ou hors ligne, les normes sociales, c’est-à-dire ce qui est considéré comme acceptable et inacceptable, sont principalement établies par  le dix pour cent de membres les plus engagé [1]. Ce petit groupe puissant est souvent composé de personnes qui ont les opinions et les croyances les plus fermes, lesquelles peuvent inclure des préjudices et de la haine pure et simple [2]. Par conséquent, si les membres de la communauté ne luttent pas activement contre la haine et les préjugés, ces croyances peuvent être perçues comme étant la norme dans cette communauté, créant un cercle vicieux qui complique les interventions contre la haine et les préjudices [3].

Dans bon nombre d’environnements virtuels, surtout ceux populaires auprès des garçons adolescents, il existe déjà des niveaux de racisme, de sexisme et d’homophobie relativement élevés. Ces espaces peuvent devenir des environnements hostiles et parfois non sécuritaires pour les membres des groupes visés. Les semeurs de haine vont souvent « troller » les sites grand public pour faire des commentaires haineux afin de provoquer une réaction chez certaines personnes ou de susciter des commentaires compatissants de la part d’autres [4].

L’exposition  aux préjugés et à la haine  sur Internet peut avoir des impacts beaucoup plus graves que de simplement faire sentir les gens comme des indésirables ou les mettre mal à l’aise. Des études [5] ont démontré que d’être victime de discrimination en ligne peut causer du stress, de l’anxiété et la dépression.

Selon la recherche Jeunes Canadiens dans un monde branché [6] de HabiloMédias, même si plus des trois quarts des jeunes Canadiens estiment qu’il est important de se faire entendre lorsqu’ils voient du contenu haineux en ligne, près de la moitié d’entre eux choisissent de ne pas le faire parce qu’ils considèrent que « ce n’est pas à [eux] de dire quoi que ce soit ».

Le plus récent rapport de HabiloMédias, intitulé Les jeunes Canadiens en ligne: repoussant la haine, se fonde sur nos études antérieures. Nous avons interrogé plus de 1 000 jeunes âgés de 12 à 16 ans sur leur façon d’intervenir face à la haine en ligne et ce qui les rend plus susceptibles de le faire.

Dans le cadre de cette recherche, nous avons décidé de cibler ce que nous appelons les préjudices fortuits, termes que nous avons définis comme étant des mots que les gens utilisent ou des choses qu’ils font qui ont une connotation négative à l’égard d’un groupe particulier, mais qui ne visent pas une personne précise (p. ex. utiliser des propos homophobes à la blague lorsque quelqu’un a fait une erreur dans un jeu vidéo, partager un mème qui se moque d’une personne ayant une incapacité pour faire une blague). Bien que ces cas semblent manifestement moins graves que la haine ciblée, la fréquence des préjudices fortuits établit une puissante norme qui peut entraîner des actions extrêmes et compliquer les interventions face à cette haine.

Cette étude a confirmé que la plupart des jeunes ont été témoins de préjudices fortuits et que la plupart d’entre eux ont trouvé ces incidents blessants, même s’ils ne faisaient pas partie du groupe ciblé. Dans l’ensemble, 8 jeunes sur 10 estiment qu’il est important de dire ou de faire quelque chose pour lutter contre les préjudices fortuits, mais bon nombre d’entre eux rencontrent des obstacles à leur intervention. La moitié d’entre eux disent qu’ils ne savent pas quoi faire ou craignent d’empirer la situation, et un peu moins de la moitié hésitent à intervenir parce qu’ils ont vu des personnes qu’ils connaissent participer à l’incident ou l’encourager.

Bien que la plupart des jeunes s’accordent pour dire que les préjudices fortuits ont des impacts négatifs, le fait de ne pas être personnellement touchés  peut les rendre moins susceptibles d’intervenir.  Près des trois quarts des jeunes ont dit qu’ils seraient plus susceptibles d’intervenir si quelqu’un qu’ils connaissent leur avait dit qu’un incident l’avait blessé.

Cette étude a des implications claires quant à la façon dont les plateformes virtuelles elles‑mêmes gèrent la haine et les préjugés. Les deux tiers des jeunes ont dit qu’ils seraient plus susceptibles d’intervenir si le site Web ou l’application qu’ils utilisent disposaient de règles claires sur les comportements inacceptables. Cela démontre que le cercle vicieux décrit précédemment, dans lequel la normalisation de la haine et des préjudices complique les interventions des jeunes, peut être transformé en un cercle vertueux. Par exemple, les deux tiers des jeunes ont dit qu’ils seraient plus susceptibles d’intervenir s’ils savaient que le site Web ou l’application qu’ils utilisent avaient déjà puni des utilisateurs pour des comportements inacceptables. Le fait de faciliter le signalement des incidents haineux en ligne envoie un puissant message : 7 jeunes sur 10 ont dit qu’ils seraient plus susceptibles d’intervenir si les outils techniques de signalement étaient plus faciles à utiliser. (Voir notre liste de recommandations à l’intention des plateformes pour des détails sur la façon dont les plateformes virtuelles peuvent habiliter les jeunes à s’opposer à la haine.)

Alors que les plateformes ont un important rôle à jouer dans l’établissement de normes sociales, les jeunes eux-mêmes, ainsi que les adultes dans leur vie, peuvent avoir un impact tout aussi important. Les deux tiers des jeunes disent qu’ils seraient plus susceptibles d’intervenir face à un préjudice fortuit s’ils savaient que la plupart de leurs amis étaient d’accord avec eux. Étonnamment, presque autant de jeunes ont dit qu’ils seraient plus susceptibles d’intervenir s’ils croyaient que la plupart des utilisateurs de la plateforme, pas seulement leurs amis, étaient du même avis qu’eux. Cet exemple montre que cela fait une différence chaque fois que quelqu’un s’oppose à la haine et aux préjudices fortuits en ligne,  car cela influence les opinions des utilisateurs quant à leurs perceptions des normes de la communauté dans son ensemble.

Comme le montre cette étude, notre décision d’intervenir ou non face à la haine et aux préjudices en ligne dépend grandement de ce que nous croyons être le consensus de la communauté sur le sujet. Sans surprise, notre réaction à ces incidents doit donc être une solution communautaire.

Les parents doivent être prêts à parler à leurs enfants de cette question (notre fiche-conseil intitulée Parler aux enfants de la haine en ligne peut vous aider à savoir comment leur apporter du soutien lorsqu’ils en ont besoin). Les plateformes virtuelles, comme les jeux et les réseaux sociaux, pourraient établir des lignes directrices plus claires et offrir aux utilisateurs des moyens d’intervention plus conviviaux lorsqu’ils sont témoins de haine en ligne. Les enseignants pourraient utiliser des ressources comme le portail Faire face à la haine sur Internet de HabiloMédias pour préparer les jeunes à reconnaître le contenu haineux en ligne et à intervenir. Ainsi, les jeunes sauront que la majorité de leurs pairs sont d’accord avec eux lorsqu’ils interviennent face à la haine, même si cela ne semble pas toujours évident. 

 

La recherche Les jeunes Canadiens en ligne: repoussant la haine, a été financée par le Fonds pour la résilience communautaire de Sécurité publique Canada.

 

[1] Xie, J., Sreenivasan, S., Korniss, G., Zhang, W., Lim, C., et Szymanski, B. K. (2011). « Social consensus through the influence of committed minorities ». Physical Review E Phys. Rev. E, 84(1).
[2] Lerman, K., Yan, X., et Wu, X. (2016). The "Majority Illusion" in Social Networks. Plos One, 11(2). doi:10.1371/journal.pone.0147617.
[3] Dickter, C.L., et Newton, V.A. (2013). « To Confront or not to confront: Non-Targets’ evaluations of and responses to racist comments ». Journal of Applied Social Psychology. (43) : 262-275.
[4] Tynes, B., Giang, M., Williams, D., et Thompson, G. (2008). « Online Racial Discrimination and Psychological Adjustment Among Adolescents ». Journal of Adolescent Health. (43) (6) : 565.
[5] Ibidem.
[6] Steeves, V. (2014). « Jeunes Canadiens dans un monde branché, Phase III : Le racisme et le sexisme en ligne ». HabiloMédias. Ottawa : 1-26.