Qu’est-ce qu’un espace public virtuel?

Le Gramercy Park de New York est une curieuse institution : deux acres d’espace vert clôturé accessible seulement aux propriétaires des résidences situées près du parc. (Pour visiter le parc, les non-résidents doivent séjourner au Gramercy Park Hotel ou devenir membres du Players Club ou du National Arts Club, et chacune de ces institutions dispose d’un nombre limité de clés.) Bien sûr, ce type de parcs privés est l’exception plutôt que la règle. Depuis l’époque de Frederick Law Olmsted, qui a fait campagne pour la création de parcs urbains partout en Amérique du Nord et a notamment aménagé Central Park, à New York, et le parc du Mont‑Royal à Montréal, nous nous attendons à ce que la plupart de nos espaces récréatifs soient publics. Les villes et les quartiers sont systématiquement cotés selon la quantité et la qualité des parcs, et toute suggestion visant à réduire ces services soulève toujours de vives réactions de la part des contribuables. Les terrains de jeu sont également publics par défaut.

La quasi-universalité des terrains de jeu et des parcs publics de nos espaces physiques est d’autant plus frappante que le monde virtuel n’offre presque aucun espace réellement public. Le monde virtuel est plutôt composé presque entièrement d’espaces ouvertement ou secrètement commerciaux. Ces derniers peuvent être qualifiés de soi-disant espaces publics puisqu’il existe un fossé entre les perceptions des utilisateurs, qui les croient publics, et leur nature réelle.

Avant de continuer, il serait bon d’établir une définition claire du terme « espace public ». D’une certaine façon, un espace public est un « service public ». Du simple fait qu’il offre au public un endroit où aller, son existence n’a pas à être justifiée. Son statut en tant qu’espace public signifie que son existence continue est garantie. Si vous déménagez dans un quartier où il existe des parcs et des terrains de jeu, vous pouvez vous attendre à ce qu’ils ne soient pas recouverts d’asphalte. (La notion de service public s’embrouille un peu lorsqu’il est question d’examiner les services qui sont considérés comme essentiels, mais qui peuvent être fournis par des organismes privés, comme le service d’électricité et de téléphone. Dans de telles circonstances, le gouvernement garantit tout de même la continuité du service au moyen d’une réglementation, même s’il ne fournit pas le service). Par défaut, les espaces publics sont accessibles à tous : leur utilisation est un droit qui ne peut être retiré qu’en raison d’une inconduite, et non un privilège qui doit être acheté ou acquis. Leur utilisation ne comporte aucune obligation contractuelle spéciale. Ainsi, les utilisateurs des espaces publics n’ont pas à renoncer à leurs autres droits, notamment la liberté d’expression. Il est important de souligner que les espaces publics sont, par définition, publics et non privés, et qu’ils sont donc généralement exempts d’annonces publicitaires ou de tout autre contenu commercial.

Cette définition suggère que les quelques espaces virtuels que les utilisateurs perçoivent comme publics sont loin de l’être. Le réseau Facebook pourrait en être le meilleur exemple. Le site se dit une collectivité et les utilisateurs le considèrent généralement comme tel. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi : il est gratuit, et comme les sites de ses concurrents, les utilisateurs le considèrent comme « leur espace personnel ». Ces derniers peuvent personnaliser leurs profils, organiser leurs propres groupes et collectivités, et choisir et même créer leurs propres applications (les programmes de tiers offrent notamment des jeux et des questionnaires). Facebook est devenu un forum communautaire, et les utilisateurs se comportent souvent comme s’il s’agissait d’une démocratie en soi (comme lorsqu’ils ont protesté contre les modifications apportées aux conditions de service en 2009).

Malgré les apparences, Facebook n’est pas un espace public. Le réseau appartient à une société, laquelle n’est pas régie par le gouvernement. Bien qu’aucuns frais directs ne leur soient imposés, les utilisateurs payent cet espace par l’intermédiaire des annonces publicitaires qui y sont diffusées (comme pour la télévision). De plus, son existence continue n’est pas garantie. À l’exception des contrats conclus avec les annonceurs, la société peut mettre fin à ses activités de façon permanente du jour au lendemain. De même, pour être membres de Facebook, les utilisateurs doivent accepter les conditions de service du réseau. Ils doivent renoncer à leurs droits de protection des renseignements personnels, de propriété intellectuelle et de liberté d’expression. Essentiellement, ces conditions permettent au réseau de fermer le compte d’un utilisateur en tout temps pour une raison ou pour une autre. (Ces conditions peuvent également être modifiées unilatéralement par la société.) Le réseau dépendant des annonces publicitaires pour générer des recettes, les annonceurs triomphent toujours lorsqu’un conflit est soulevé.

De ce point de vue, il est clair que presque tous les sites virtuels qui ressemblent à un espace public, de Facebook à Hotmail, en passant par Google et YouTube, ne respectent aucune définition raisonnable du terme (les sites exploités par des diffuseurs publics, comme la SRC et PBS, et les organismes sans but lucratif financés par les dons, comme Wikipédia, font probablement exception). Les espaces virtuels qui s’adressent aux enfants sont probablement encore moins publics. Le sondage Les jeunes Canadiens dans un monde branché réalisé par HabiloMédias en 2005 a dévoilé l’importante commercialisation de la grande majorité des sites populaires auprès des jeunes. Depuis le sondage, les annonceurs sont encore plus habiles pour intégrer du contenu commercial aux expériences virtuelles des enfants. Par exemple, dans les mondes virtuels de Barbie Girls et de Nicktropolis, les formules préprogrammées des mécanismes de « clavardage sécuritaire » comprennent des références à des marques.

En tenant compte de notre attachement pour les espaces publics hors ligne, pourquoi l’absence d’espace public en ligne a-t-elle reçu si peu d’attention? La nature spéciale d’Internet explique sans doute en partie la situation : il n’existe aucune restriction de zonage, aucun plan d’aménagement, aucune autorité élue directement à qui faire appel. Aussi, Internet, du moins une fois qu’il a dépassé les murs des universités, a toujours eu une nature commerciale. Contrairement à la tradition européenne et américaine du terrain communal du village ou de la place publique, il n’y a jamais eu d’espace véritablement gratuit sur Internet, probablement parce qu’il semble gratuit en grande partie. Les utilisateurs ne payent directement que certains services en ligne. Ils payent plutôt sans s’en rendre compte, le prix étant leur attention et leurs données personnelles. Encore une fois, Facebook est un bon exemple de ce que nous pourrions appeler un « espace communal commercial ». Bien que le réseau appartienne à une société à but lucratif, il se donne beaucoup de mal pour ressembler à un espace public. Google ressemble également à un service public, voire un espace public, mais il est également redevable à différents intérêts commerciaux, tout comme le sont les services de courriel sur le Web comme Hotmail et Gmail.

Nous avons bien sûr l’Internet que nous méritons, et il est raisonnable de dire que s’il n’existe aucun équivalent véritablement public à ces sites, c’est parce que nous n’en voulons pas. Après tout, nous pouvons accepter ou refuser leurs conditions de service, lesquelles définissent un espace qui est sans équivoque privé. Cependant, les utilisateurs sont moins susceptibles de connaître les répercussions de la nature commerciale de ces sites puisque ces derniers créent une illusion très réussie de services et d’espaces publics. Les utilisateurs s’opposent avec raison lorsque Postes Canada modifie ses services (comme lorsque la société a installé des boîtes postales communautaires dans les collectivités rurales), mais ils ne savent peut-être pas que la société Microsoft n’est pas tenue de fournir un accès courriel « gratuit » sur le Web par l’intermédiaire d’Hotmail.

Il faut surtout savoir que les utilisateurs de ces services ne sont pas tous des adultes. Facebook permet aux utilisateurs d’accepter les conditions de service dès l’âge de 13 ans, soit 5 ans avant l’âge légal permis pour accepter les conditions d’un contrat, dans la plupart des pays, et cette politique n’est pas souvent appliquée : un quart des enfants âgés de 8 à 12 ans au Royaume-Uni détient des profils sur des réseaux sociaux. Aussi, de nombreux sites visant expressément les enfants, comme Neopets et Club Penguin, déploient des efforts similaires pour créer des espaces et des collectivités qui semblent publics. Si Gramercy Park avait été le modèle de nos parcs municipaux (si nous devions payer pour que nos enfants y jouent, soit directement en argent ou indirectement par la diffusion de publicités ou la collecte de données, ou une combinaison des deux), l’aurions-nous accepté? Exigerions-nous plutôt que nos gouvernements offrent de réels espaces publics où tous nos enfants pourraient jouer?