L'éducation aux médias : une histoire de prépositions et de développement durable

De nos jours, il existe une pression grandissante pour utiliser les médias en classe. Avec, en filigrane, l'idée que ces médias peuvent démultiplier l'acte éducatif, à la fois parce que les outils à disposition sont particulièrement puissants, et parce que les élèves sont naturellement attirés par la technologie.

Devant l'insistance institutionnelle à faire rentrer la technologie en classe, il est donc temps de se poser des questions subversives :

Est-ce que la technologie apporte réellement cette valeur ajoutée à la pédagogie en classe?

Internet, c'est l'accès libre à la recherche mondiale, tous les sujets à porté de clic. Une richesse immense pour l'école, et dont elle aurait tort de se priver. De fait, dès que les élèves ont atteint le stade du lecteur autonome, les enseignants les envoient à la pêche aux informations sur Internet. Selon une étude réalisée en 2008, 77 pour cent des enseignants donnent des devoirs impliquant l'utilisation d'Internet. Font-ils là un acte d'éducation aux médias ? Disons qu'il s'agit plutôt là d'une éducation par les médias… une préposition qui change tout ! Substituez « par » à « aux », et c'est l'éducation que vous transformez, une éducation qui court le risque d'être faite, littéralement, par n'importe qui. Un exemple ? Hugo fait une recherche Internet sur l'Holocauste, et il tombe sur un site qui « rétablit la vérité » en revoyant à la baisse le nombre exagéré de victimes publicisé par la « conspiration juive ». Même les recherches les plus innocentes peuvent faire émerger des liens inappropriés : il y a quelques mois, j'aidais mon fils de 11 ans à préparer un exposé sur le renard véloce. L'un des liens affichés par le moteur de recherche s'est avéré mener au site d'un « chasseur de prédateurs », agrémenté de photos en gros plan de cadavres de renards, avec pour légende une explication détaillée de l'exaltation que cet über-prédateur ressentait lorsqu'il chassait. Envoyer les élèves sur Internet ? Bien sûr, mais s'assurer au préalable qu'ils savent utiliser les principaux opérateurs booléens qui leur permettront de circonscrire leur recherche et de ne pas se retrouver avec des milliers de liens non pertinents ; s'assurer aussi qu'ils sauront trier les liens qui sont les plus dignes de foi en leur donnant les bases pour une authentification de l'information en ligne. Si l'on veut faire de l'éducation par les médias, il est essentiel de la coupler à une réelle éducation aux médias.

Un autre point à mettre au crédit des nouvelles technologies est qu'elles sont personnalisables et interactives. Soit, mais on n'a encore jamais fait plus personnalisable et interactif qu'un être humain… Alors, où se trouve la valeur ajoutée ? Elle se trouve dans la gestion de classes à niveaux multiples, ou à capacités variées. Chacun peut travailler à son rythme, devant son écran. Ceci est d'autant plus important que, depuis quelques années, le milieu scolaire voit arriver de plus en plus de jeunes avec des difficultés au niveau des fonctions exécutives (comme le syndrome de déficit d'attention), ainsi que des troubles fréquents des habiletés non verbales (interprétation des expressions faciales, et du langage corporel). Ces deux problèmes sont localisés au niveau du cortex préfrontal. Or c'est la région du cerveau qui nous rend ouverts et extravertis. Or, il semble que ce problème soit particulièrement marqué chez les « digital natives », les natifs du numérique, pour reprendre l'expression de Prensky, c'est-à-dire les jeunes qui sont nés et ont grandi en symbiose avec ces nouvelles technologies. Une recherche de l'université Nihon de Tokyo effectuée en 2002 révélait que les joueurs chroniques de jeux vidéo (7 heures ou plus par jour) présentent un sous-développement des zones frontales du cortex, ce qui les rend moins aptes à apprendre, se souvenir, ressentir, et contrôler leurs impulsions. Bien que cette étude soit controversée, le Dr. Gary Small, un chercheur en neurologie de l'Université de Californie à Los Angeles, soutient l'existence d'un « brain gap » -une différence entre le cerveau des jeunes et celui des « digital immigrants » que nous sommes. De là, il est légitime de se demander : est-ce réellement un bien de faire rentrer dans la classe une technologie qui n'est déjà que trop présente dans la vie de certains jeunes ?

La réponse se trouve peut-être dans l'aménagement du temps où ces nouvelles technologies sont utilisées. En effet, le temps d'éducation de l'élève dépasse les limites du face à face pédagogique : utiliser la technologie pour la classe ne veut pas systématiquement dire dans la classe. Un exemple : courriels, blogues, site pédagogique, permettent de libérer l'enseignant d'une tâche hautement improductive et ennuyeuse : la dictée du cours. Si ce contenu est diffusé via courriel avant la leçon, le face à face pédagogique peut se concentrer sur la « digestion intellectuelle » de ce contenu, et laisser le temps de favoriser la coopération entre élèves : ceux-ci agissent comme tuteurs les uns des autres et se focalisent sur la mise en forme du contenu, à l'aide de cartes mentales, schémas, etc. Ceci permet au passage de répondre à la diversité des profils cognitifs des élèves.

Si l'usage stratégique des nouvelles technologies donnent une nouvelle richesse à l'acte pédagogique, cela ne s'arrête pas là : en réformant le monde –et notamment le monde social et celui du travail, auxquels est sensé préparer l'école-, elles donnent aussi à repenser la notion même de contenus d'apprentissage. Dans son livre Grown Up Digital, Don Tapscott note : “De nos jours, ce n'est plus ce que vous savez qui est important ; c'est ce que vous pouvez apprendre. » Jusqu'ici, dit-il, « la pratique éducative consistait à fourrer autant de savoir que possible dans un crâne, afin d'y bâtir un corpus de connaissances accessible à la demande. » Les nouvelles technologies et en particulier Internet ont à l'évidence rendu cette pratique obsolète. A l'ère digitale, le paradigme scolaire ne tourne plus autour des connaissances ; il est appelé à se focaliser sur les savoir-faire – comment trouver de l'information, par exemple, ce en quoi l'éducation aux médias excelle -. L'école a aussi, plus que jamais, pour vocation de développer des savoir-être ; et là, la technologie peut y jouer un rôle crucial : en permettant à l'enseignant de dégager un temps précieux, elles aident à la mise en forme coopérative de contenus, ainsi qu'à leur mutualisation en en facilitant ensuite la diffusion et l'accès. Les tendances historiques des théories de l'éducation pointent dans la même direction : Angeline Martel, professeure de sociolinguistique et de didactique des langues à la Télé-université de Montréal, n'hésite pas à parler de « révolution contingente au développement des technologies » : « Sur le plan de la perspective sur les connaissances, nous sommes donc témoins et agents de ce qui pourrait s'avérer être un changement de paradigme : des instructivismes/béhaviorismes aux constructivismes/cognitivismes. » Entre l'instructivisme passé et le constructivisme contemporain, c'est l'entière perspective sur la connaissance qui est en train de se redéfinir.

Influencés par les nouvelles technologies, notre système éducatif, notre monde, et jusqu'à nos connexions cérébrales sont en pleine mutation. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire de l'humanité ; de même que l'adoption de l'écriture s'est faite aux dépens de la mémoire humaine (et personne ne songe à dire que l'écriture a été une mauvaise chose pour l'humanité), ainsi se réorganise, à l'ère d'Internet, le développement durable de la cognition humaine.