Ni noir, ni blanc : comprendre les nuances de la cyberintimidation

Matthew Johnson

La cyberintimidation représente-t-elle un gros problème ? Si l’on en juge par la couverture médiatique qui met souvent en lumière les cas les plus extrêmes et les plus dramatiques, c’est une véritable épidémie, à laquelle les établissements scolaires ainsi que les législateurs ont souvent réagi par des mesures répressives. Les élèves, pour leur part, sont plus susceptibles de dire que la cyberintimidation est moins problématique que ce que les adultes croient – bien que, dans de nombreux cas, même eux surestiment sa fréquence réelle. La cyberintimidation : Agir sur la méchanceté, la cruauté et les menaces en ligne, le troisième d’une série de rapports d’HabiloMédias basés sur des données provenant de notre enquête Jeunes Canadiens dans un monde branché, suggère qu’en ce qui concerne les jeunes Canadiens, la réponse se situe quelque part entre les deux, brossant un tableau des conflits en ligne qui exige des réactions plus nuancées, remises en contexte et basées sur des faits.

Un des problèmes de l’étude de la cyberintimidation réside dans la différence dans la manière dont les adultes et les jeunes la définissent : les écoles et les gouvernements tendent vers une définition plus large – résultant dans des politiques de tolérance zéro dans des écoles qui imposent les mêmes sanctions pour les injures que pour les menaces ou le harcèlement constant – alors que les adolescents sont plus susceptibles de la définir comme autre chose que ce qu’ils font eux-mêmes. Par conséquent, l’enquête a évité le terme « cyberintimidation », choisissant plutôt de demander aux élèves s’ils avaient fait quelque chose de méchant ou de cruel à quelqu’un en ligne ou si on leur avait fait quelque chose de méchant ou de cruel (« méchanceté ») et s’ils avaient menacé quelqu’un ou avaient été menacés par quelqu’un en ligne. Les résultats démontrent qu’une minorité significative d’élèves sont assez souvent victimes à la fois de méchanceté et de menaces en ligne : un peu plus du tiers déclarent que quelqu’un leur a dit quelque chose de méchant ou de cruel et un peu moins du tiers affirment que quelqu’un les a menacés en ligne en disant quelque chose comme « Je vais te planter » ou « Tu vas en baver ».

Environ un quart des élèves déclarent avoir été méchants en ligne, comparativement à seulement un sur dix qui dit avoir menacé quelqu’un. Cela peut s’expliquer car, contrairement aux menaces, la méchanceté est assez souvent réciproque : il existe un important chevauchement entre les élèves qui ont été méchants en ligne et ceux qui en ont été victimes, et certaines des raisons les plus évoquées par les élèves pour justifier d’avoir été méchants envers quelqu’un – parce que « la personne avait déjà dit quelque chose de méchant ou de cruel à mon sujet » (48 %), « la personne avait déjà dit quelque chose de méchant au sujet de mon ami » (32 %) et « Je voulais me venger de cette personne pour une autre raison » (22 %) – suggèrent que plutôt que de se traduire par le modèle traditionnel victime-intimidateur, la méchanceté en ligne se produit souvent à l’intérieur d’une relation complexe entre deux protagonistes ou plus.

La raison la plus évoquée pour justifier la méchanceté en ligne est « Je ne faisais que plaisanter », ce qui pourrait corroborer le sentiment souvent exprimé par les jeunes que la plupart des cas considérés comme de « l’intimidation » par les adultes ne sont en fait que des taquineries anodines. Les participants à nos groupes de discussion de 2012 dans le cadre de l’enquête Jeunes Canadiens dans un monde branché, Phase III : parler de la vie en ligne avec les jeunes et les parents nous ont donné plusieurs exemples de l’étendue du phénomène : les trois quarts des élèves étaient d’accord avec l’affirmation voulant que « les parents ou les professeurs parlent parfois d’intimidation alors que les enfants ne font que plaisanter » – et, évidemment, seulement 30 pour cent des élèves ayant été victimes de méchanceté ou de cruauté (représentant 11 pour cent de tous les élèves sondés) disent que cela représentait « souvent » ou « parfois » un problème sérieux.

En même temps, il y a lieu de penser que les élèves peuvent considérer qu’ils « ne font que plaisanter » tout en fermant les yeux sur le mal qu’ils causent aux autres. Les recherches ont démontré que le fait d’être membre d’un groupe minoritaire ou défavorisé rendait les jeunes plus susceptibles d’être la cible de menaces et de méchanceté en ligne. Si l’une des personnes impliquées est plus vulnérable, et ce, même quand les conflits en ligne sont réciproques, cela peut facilement mener à des situations considérées « seulement comme des blagues » par l’une d’elles et beaucoup plus sérieuses par l’autre. En outre, comme le démontre le grand nombre de raisons de « se venger », quelque chose censé être seulement une blague, ou considéré comme un « drame » de tous les jours, peut facilement dégénérer en conflit sérieux. Les stratégies favorites des élèves changent selon que les efforts déployés auparavant ont réussi ou non à résoudre le problème : nombre d’élèves ne se sentent pas dérangés par des incidents isolés de méchanceté en ligne – ou même de menaces –, mais quand le conflit persiste, cela peut rapidement devenir beaucoup plus sérieux.

Il existe des différences notables dans la manière dont les garçons et les filles vivent les conflits en ligne. Les filles sont plus susceptibles que les garçons d’être la cible de méchanceté en ligne et d’affirmer que cela représente un problème sérieux ; les garçons, pour leur part, sont plus susceptibles d’être victimes de menaces, mais sont aussi moins enclins à dire que les menaces ou la méchanceté représentent un problème sérieux. Les filles qui sont méchantes en ligne sont beaucoup plus portées à afficher ou à partager une photo ou une vidéo embarrassante. (Contrairement aux stéréotypes, il n’y a pas de différence notable dans le nombre de filles et de garçons qui répandent des rumeurs.) Les garçons, par contre, sont beaucoup plus susceptibles de harceler quelqu’un sexuellement, de rire de la race, de la religion ou de l’origine ethnique de quelqu’un, ou – particulièrement – de harceler quelqu’un dans un jeu vidéo en ligne. Pour eux, le jeu apparaît comme un enjeu majeur des conflits en ligne : il semblerait qu’ils considèrent qu’une certaine dose de méchanceté en ligne fait seulement « partie du jeu » – bien que cela ne signifie pas que des élèves plus vulnérables ne puissent pas en être blessés.

Les participants à nos groupes de discussion de 2012 dans le cadre de l’enquête Jeunes Canadiens dans un monde branché ont en grande partie décrit les conflits en ligne chez les garçons par « faire des blagues » ou « agir en voyou », ce que nos découvertes confirment : plus de garçons que de filles disent qu’ils ont été méchants en ligne parce qu’ils « ne faisaient que plaisanter » ; aussi, plus de la moitié des garçons sont plus susceptibles de dire qu’ils le font parce qu’ils s’ennuient. De la même façon, le fait qu’il y ait plus de chances que les filles soient méchantes en ligne parce que quelqu’un leur a dit ou fait quelque chose de méchant, à elles ou à un ami, est relié au « point de vue » des filles des groupes de discussion sur les conflits en ligne considérés comme un « drame ». Plus étonnant encore, les filles sont d’une certaine manière plus susceptibles de dire qu’elles sont méchantes en ligne parce qu’elles n’aiment pas la personne et beaucoup plus enclines à dire qu’elles le font simplement par colère. C’est peut-être parce que les plateformes sur lesquelles les conflits en ligne des filles semblent le plus souvent se produire, par exemple les textos et les réseaux sociaux, sont plus particulièrement susceptibles d’agir comme des « pièges de l’empathie » ; nombre de choses qui suscitent l’empathie en nous – le ton d’une personne, son langage corporel et l’expression de son visage  – y sont absentes. Il existe heureusement des raisons de croire que les élèves sont au moins un peu conscients de cette question si l’on en juge par leur préférence pour les confrontations face à face plutôt que pour les communications numériques quand vient le temps de réagir aux conflits.

Il n’est pas facile de répondre à la question quant à la gravité du problème de la cyberintimidation. Certaines de ses formes peuvent être plus courantes mais moins graves ; certains jeunes peuvent être plus à risque de vivre de l’intimidation alors que d’autres sont plus à risque d’en être blessés. La question à se poser est comment il faut réagir face à l’intimidation, et les données provenant de notre enquête Jeunes Canadiens dans un monde branché nous fournissent des conseils utiles à cet effet. Le rôle des parents demeure extrêmement important : s’ils sont moins populaires en tant que ressource d’aide auprès des élèves plus âgés, ils le sont cependant tout au long du secondaire. Également, les règles à la maison sur comment traiter les autres avec respect en ligne sont fortement liées au comportement des élèves : en effet, ceux n’ayant pas de règles à la maison sont moitié plus enclins à être méchants en ligne que ceux qui ont des règles à suivre ; et ceux qui n’ont pas de règles sur comment traiter les autres en ligne sont deux fois plus portés à faire des menaces.

Le tableau est plus complexe en milieu scolaire. Presque les deux tiers des élèves disent que leur école possède des règlements liés à la cyberintimidation ; parmi ceux-ci, les trois quarts affirment que ces règlements étaient « souvent » ou « parfois » utiles. Cela ne semble toutefois pas se traduire en effets réels sur le comportement des élèves : contrairement aux règles à la maison, il n’y a pratiquement aucune corrélation entre l’existence de règlements à l’école et le fait pour un élève d’être méchant ou non en ligne, d’être victime ou non de méchanceté, de faire des menaces ou d’en être la cible. Pour cette raison peut-être, les élèves ayant personnellement vécu des menaces ou de la méchanceté en ligne sont beaucoup moins susceptibles de croire en l’utilité de règlements à l’école.

De la même façon, si les professeurs se classent au premier rang à titre de source d’information sur la cyberintimidation, ils demeurent cependant impopulaires comme ressource d’aide, se classant presque derniers comme premier choix et restant toujours dans la moyenne même comme troisième choix. Les élèves interrogés dans les groupes de discussion de l’enquête Jeunes Canadiens dans un monde branché nous ont rapporté être généralement réticents à faire intervenir des professeurs ou l’administration de l’école dans les cas de conflit en ligne parce qu’ils craignent de perdre le contrôle de la situation, souvent parce que les professeurs sont soumis à des politiques de tolérance zéro. Non seulement nos données confirment cet état de fait, mais elles démontrent qu’il en va ainsi même dans les cas les plus extrêmes.  

Ces découvertes démontrent clairement aux décideurs scolaires et politiques que les mesures universelles et de tolérance zéro pour faire face aux conflits en ligne ne donneront non seulement pas de résultats, mais qu’elles peuvent être réellement dommageables en empêchant les élèves de se tourner vers ce qui devrait constituer l’une de leurs principales ressources d’aide et de soutien. Au lieu de mettre davantage l’accent sur les sanctions et la criminalisation, nous devrions encourager l’empathie chez les jeunes en leur enseignant à éviter les « pièges de l’empathie » quand ils communiquent dans le monde virtuel, leur fournir des outils efficaces pour gérer leurs émotions et faire face aux conflits en ligne et, enfin, conscientiser les parents à leur capacité d’inculquer le respect d’autrui à leurs enfants.

Les prochains rapports fondés sur les données de l’étude Jeunes Canadiens dans un monde branché examineront les habitudes, les activités et les attitudes des élèves relativement au contenu offensant, aux relations en ligne, et à la littératie numérique en classe et à la maison.

Cliquez ici pour lire le rapport complet : http://habilomedias.ca/jcmb/cyberintimidation-agir-sur-mechancete-cruaute-menaces-en-ligne.

Jeunes Canadiens dans un monde branché, Phase III : La cyberintimidation : Agir sur la méchanceté, la cruauté et les menaces en ligne a pu être réalisé grâce aux contributions financières de l’Autorité canadienne pour les enregistrements Internet, du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, et de la Alberta Teachers’ Association.