L'une des images les plus célèbres de la vie en ligne est celle d'un dessin humoristique du New Yorker qui comportait la légende suivante : « On the Internet, nobody knows you’re a dog » (sur Internet, personne ne sait que vous êtes un chien). Le dessin humoristique, publié en 1993, a eu une énorme influence sur l'image imprimée dans l'imagination de l'opinion publique quant à Internet en tant que lieu où régnait l'anonymat. Il n'a pas fallu longtemps pour que cette vision humoristique de l'anonymat prenne une tournure sombre, car les parents ont commencé à craindre que les prédateurs d'Internet utilisent cette invisibilité pour attirer leurs enfants en se faisant passer pour des filles de douze ans. Il est toutefois instructif de considérer à quand remonte la publication de ce dessin humoristique et à quel point Internet a changé depuis.
Internet, tel que décrit dans le dessin humoristique, était considérablement différent de ce que nous connaissons aujourd'hui : il s'agissait d'un monde en ligne entièrement composé de texte et accessible presque exclusivement par les employés du gouvernement, les universitaires et les étudiants d'université. 1993 a marqué le lancement de Mosaic, le premier navigateur Web graphique; c'est aussi l'année où America Online a commencé à offrir un service d'accès à Internet simple et relativement bon marché, ce qui a constitué le début d'Internet en tant que phénomène de masse. Internet et la place qu'il occupe dans notre vie aujourd'hui est tout à fait différent de ce qu'il était au moment de publier ce dessin humoristique; pourtant il s'agit de l'une des pierres de touche de notre compréhension de la vie en ligne. En fait, un conflit quasi incessant règne depuis une dizaine d'année à propos de la façon dont nous nous présentons en ligne et l'ère de l'anonymat en ligne pourrait être maintenant révolue.
Il est certes vrai que l'anonymat était la règle dans les premiers environnements virtuels : les groupes de discussion tels que Usenet, les premiers réseaux sociaux comme WELL et les systèmes de babillards locaux adoptaient tous une attitude désinvolte à l'égard de l'identité, ce qui permettait aux utilisateurs de se présenter comme la personne qu'ils disaient être. Il se peut également qu'un facteur contributif eut été le nombre élevé de premiers utilisateurs d'Internet qui participaient à divers jeux de rôle et qui avaient l'habitude de présenter en public une identité falsifiée ou adaptée. Cette habitude a été un aspect fondamental de la culture d'Internet en 1993, et le grand nombre d'utilisateurs occasionnels d'Internet qui sont arrivés cette année-là l'ont cultivée, du moins au début. Ceci a eu un bon nombre d'effets : certains ont acquis une meilleure confiance en eux-mêmes et une capacité à participer à des discussions auxquelles ils auraient autrement été exclus, d'autres ont vu une porte ouverte aux provocations et aux insultes - activité connue sous le nom de « trolling ». (Une personne qui fait du trolling est un « troll ». L'origine du terme n'a rien à voir avec les monstres mythiques, mais fait plutôt référence à la pêche à la traîne. En effet, le troll n'a pas nécessairement l'objectif de blesser, mais d'observer le type de réactions qu'il peut provoquer.) Les gens affichant de plus en plus leur vie en ligne, le trolling a graduellement cédé sa place à des comportements plus ciblés et volontairement blessants – la cyberintimidation. Bientôt, les actualités regorgeaient d'histoires d'enfants victimes de tyrans anonymes.
Toutefois, tout comme la plupart des filles de douze ans qui posaient étaient en fait des policiers en civil, la relation entre l'anonymat et l'intimidation s'est vue plus compliquée qu'elle ne semblait l'être au départ. Une étude de 2008 intitulée « Extending the School Grounds? – Bullying Experiences in Cyberspace » (le terrain de l'école s'agrandit? Expériences d'intimidation dans le cyberespace), indiquait que près des deux tiers des victimes d'intimidation connaissaient l'identité de leur tyran – ou étaient assez certaines de le connaître – et a fait partie des nombreuses études montrant que l'intimidation en ligne et hors ligne vont souvent de pair. Il est intéressant de noter que l'objectif de cette étude était de tester des hypothèses de cyberintimidation, notamment son association avec l'anonymat. Il se peut que la conviction selon laquelle il existerait un lien entre l'intimidation et l'anonymat n'était pas nécessairement erronée, mais que la nature même d'Internet a changé.
Pensons à Facebook, le site qui représente le mieux les différences entre Internet dans les années 1990 et le monde virtuel d'aujourd'hui. Bien qu'il soit tout à fait possible de créer un faux profil Facebook, cela irait à l'encontre de l'objectif même de la création d'un profil pour la plupart des utilisateurs. Cela est particulièrement vrai dans le cas des jeunes, qui reconstituent généralement leurs réseaux sociaux hors ligne sur le site. Dans ces circonstances, les faux profils utilisés deviennent un « secret de polichinelle » et, donc, ne sont pas véritablement anonymes. (On peut imaginer que des jeunes créeraient un faux profil pour socialiser avec leurs amis à l'insu de leurs parents, par exemple.) En outre, il est impossible d'être vraiment anonyme sur Facebook : un profil doit être associé à une certaine identité, même si celle-ci est fictive. Pendant les années qu'a duré la panique associée aux prédateurs, Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, a décrit l'approche ouverte de l'identité sur son site comme une amélioration par rapport à l'anonymat précédemment associé à Internet. Alors que l'on n'a pas encore déterminé clairement si cela est vrai, cette approche a entraîné un bouleversement sismique dans notre attitude à l'égard de l'identité en ligne. Même les fils de commentaires des blogues, des journaux et des magazines, qui attiraient encore les trolls comme dans le temps de Usenet sont de moins en moins accessibles aux utilisateurs anonymes ou de passage; pour publier un commentaire, il faut d'abord établir une connexion permanente ou même passer une audition en vue d'avoir le droit de s'exprimer sans la supervision directe des modérateurs.
Cela ne signifie pas que toute personne en ligne est celle qu'elle prétend être. Ce qui s'est plutôt produit, c'est que l'anonymat a été remplacé dans une large mesure par le pseudonymat – la supposition d'identités fausses et, dans certains cas, multiples. Un grand nombre des problèmes associés à l'anonymat (tels que la perte d'inhibition et de responsabilité personnelle qui pourrait donner lieu à la cyberintimidation) peuvent également survenir lorsque les utilisateurs adoptent une identité qu'ils associent à un pseudonyme; toutefois, il existe certaines différences importantes entre les deux concepts. La plus importante est que l'anonymat se définit comme étant une identité à usage unique que l'on peut éliminer gratuitement ou à peu de frais, tandis que l'identité pseudonyme nécessite de l'investissement pour être efficace. Par exemple, Twitter est infesté d'imposteurs qui se font passer pour des stars, mais ses utilisateurs doivent néanmoins faire preuve de stabilité et de cohérence pour gagner des adeptes. Sur Twitter, l'aspect réel est moins important que l'aspect divertissant, mais il faut divertir uniformément, car un compte Twitter est essentiellement une marque qui se développe et se maintient tout autant qu'une véritable identité personnelle.
Pour illustrer ceci, le « faux-nez » consiste à créer de fausses identités pour assurer un soutien apparent à votre position. De façon plus ou moins impersonnelle, des auteurs peuvent par exemple créer des personnages fictifs pour faire l'éloge de leurs propres livres sur Amazon. L'implication peut aussi être plus grande : on a récemment découvert que Scott Adams, dessinateur de bandes dessinées (« Dilbert »), avait créé une fausse identité, « PlannedChaos », pour se défendre dans une discussion sur le site Web Metafilter. Les réactions des autres contributeurs accordaient toutefois peu de poids aux opinions de PlannedChaos, car si Adams avait réussi à dissimuler sa véritable identité, celle qu'il avait créée n'avait pas de crédibilité particulière.
Pour établir notre identité en ligne, nous renforçons notre crédibilité et nous tissons un réseau de contacts autour de notre identité, ce qui fait accroître son importance à nos yeux et nous rend de moins en moins disposés à prendre des risques à l'égard de celle-ci. Les systèmes de notation pour les vendeurs et les acheteurs sur les sites de commerce électronique comme eBay aident à lier les gens à une identité cohérente : il est toujours possible d'abandonner une identité qui s'est attiré une rétroaction négative, mais il faut alors recommencer avec une identité sans rendement antérieur, ce qui est en soi reconnu comme un signal d'alarme.
Il en va de même dans les environnements où on ne s'attend pas à ce que nous dévoilions notre « véritable » identité. Rares sont ceux qui utilisent leur vrai nom pour jouer à World of Warcraft, mais plus nous « évoluons » – tant par la progression de notre personnage dans le jeu que par l'établissement d'alliances et de relations interpersonnelles – plus notre investissement est grand et plus il devient aussi réel et précieux qu'une « vraie » identité. Nous n'en sommes pas arrivés à la fin de la cyberintimidation – l'anonymat est encore la norme dans certaines communautés, telles que 4chan, Formspring et Xbox Live, fortement associées à l'intimidation – mais l'intimidation et autres comportements négatifs autrefois liés à l'anonymat ont maintenant presque toujours lieu dans un contexte où les tyrans ont quelque chose à perdre.
Le fait est que notre anonymat en ligne est plus réduit que jamais – en effet, il est maintenant plus difficile d'être anonyme en ligne que hors ligne. Si nous pouvons croiser quotidiennement cinq ou six caméras vidéo ou lecteurs de carte, tout ce que nous faisons en ligne est suivi, enregistré et lié à notre adresse IP et à notre profil utilisateur en constant développement, de sorte que même le contenu que nous rencontrons nous est adapté. Le maintien de plusieurs identités n'est pas un phénomène unique à Internet : nous agissons tous différemment, à divers degrés, selon les contextes, que ce soit avec des groupes d'amis différents, la famille ou les collègues. Les jeunes, en particulier ceux qui sont membres de groupes minoritaires visibles, ont l'habitude de faire ce que l'on appelle un « changement de code », c'est-à-dire qu'ils passent d'un dialecte à l'autre et d'une norme sociale à l'autre en fonction du contexte, comme pour s'adresser à leurs camarades, à leurs parents ou à leurs enseignants. Internet nous permet toutefois de séparer ces identités plus facilement que hors ligne, et la plupart des données qui sont recueillies à notre sujet sont conservées par les sociétés associées aux sites que nous visitons et non par les gens de nos réseaux sociaux. Comme l'anonymat laisse graduellement sa place aux pseudonymes, nous pourrions trouver essentiel d'apprendre aux jeunes à gérer toutes leurs identités en ligne de manière sage et éthique.