S’appuyant sur les découvertes de HabiloMédias sur les jeunes et la vie privée tirées de notre recherche Jeunes Canadiens dans un monde branché, notre nouvelle étude qualitative, Partager ou ne pas partager : comment les adolescents gèrent-ils leur vie privée en lien avec le partage de photos sur les médias sociaux, a pour objectif d’examiner le raisonnement privilégié par les adolescents lorsqu’ils partagent des photos en ligne.
Comprendre l’étendue des connaissances des jeunes relativement à leur droit à l’information est essentiel pour leur inculquer efficacement des compétences numériques. Étant donné que le modèle réglementaire qui protège la vie privée virtuelle des jeunes tient pour acquis que ces derniers ne publieront pas des renseignements qu’ils désirent garder confidentiels, les initiatives en matière d’éducation à la vie privée se contentent généralement de dire aux jeunes de ne pas diffuser de contenu à caractère personnel en ligne. Toutefois, notre recherche intitulée Jeunes Canadiens dans un monde branché montre que les jeunes ne perçoivent pas la confidentialité comme la non-divulgation de renseignements personnels. Ils cherchent plutôt à adapter le degré de confidentialité en fonction de l’audience ‒ leurs pairs ou des membres de leur famille ‒ en s’appuyant sur un ensemble de normes sociales qui visent à déterminer ce que chacun sera en mesure de voir. Conscients de cette nuance, nous avons entrepris cette étude pour en apprendre davantage sur la manière dont les adolescents perçoivent et s’approprient le concept de vie privée en ligne. Ainsi, nous serons en mesure de concevoir des programmes d’enseignement des compétences numériques qui reflètent les perceptions des jeunes et qui sont adaptés à leurs besoins.
Dans le cadre de cette recherche, nous avons interrogé 18 Canadiens âgés de 13 à 16 ans afin de déterminer si leurs décisions de publier des photos sont motivées par leur désir de préserver leur réputation et s’ils consentent activement à ce que leurs renseignements personnels soient collectés et utilisés par les sociétés propriétaires des plateformes de partage de photos qu’ils utilisent. Nous avons également mesuré leur connaissance des principes de base relatifs à la protection des données et les avons interrogés à propos des échanges qu’ils ont pu avoir avec des sociétés en vue de faire valoir leurs droits en vertu des pratiques loyales en matière d’information, comme celui de pouvoir accéder à leurs renseignements personnels et de les supprimer.
Se donner en spectacle
Tout le monde dit que les médias sociaux servent à rester en contact avec nos amis ou d’autres personnes et dans une certaine mesure, c’est vrai. Mais puisque tout le monde les utilise, j’ai l’impression qu’on pense tous la même chose : il faut bien paraître. (Margaret, adolescente de 15 ans)
La principale motivation des adolescents qui partagent des photos en ligne consiste à créer et à préserver une certaine image d’eux-mêmes, produite en toute connaissance de cause. Ils réitèrent le fait qu’ils sont conscients que les internautes avec qui ils tissent des liens virtuels peuvent porter un jugement à leur égard. De fait, ils ressentent le besoin de choisir et, parfois, de modifier leurs photos pour se conformer à ce qui est considéré comme acceptable et souhaitable sur chaque plateforme : « Les gens vont te juger… Huit cents personnes peuvent voir une horrible photo de toi et vont probablement te juger. » (Nico, adolescent de 13 ans)
Les adolescents que nous avons interrogés utilisent presque exclusivement Instagram ou Snapchat pour partager des photos. Leur conception de ce qui constitue une « bonne » photo varie notamment en fonction de l’application utilisée. Par exemple, ils s’attendent à ce que les photos publiées sur Instagram aient l’air « professionnelles » et qu’elles soient cohérentes avec l’objectif du compte, qui peut véhiculer un thème précis ou mettre en valeur une certaine palette de couleurs. À l’inverse, bien que les photos Snapchat se caractérisent par leur côté amusant et spontané, elles sont soigneusement conçues pour créer un tel effet.
Tu veux publier pour impressionner les gens, et avec Instagram, tu ne penses même pas à l’image que tu projettes. Tu ne peux pas te dire : oh, attends. Qu’est-ce que les gens vont penser de moi? Vont-ils aimer ma photo? Tu en viens à cesser de penser à tes propres besoins, d’une certaine façon. (Pavlina, adolescente de 14 ans)
La croyance populaire veut que les selfies (égoportraits) soient les photos les plus populaires sur les médias sociaux, mais en réalité, ils représentent moins de 10 % des photos partagées. « Aller dans sa chambre pour prendre des selfies, ça me semble un peu bizarre et embarrassant. » (Margaret, adolescente de 15 ans) Les adolescents qui pensent comme Margaret préfèrent partager des photos de paysages, de biens de consommation ou de couchers de soleil plutôt que des portraits. Cette préférence pour les photos à caractère neutre incite plusieurs d’entre eux à éviter soigneusement d’aborder tous les sujets potentiellement controversés : « La politique, la religion, la sexualité et l’origine ethnique sont toutes des choses dont j’évite de parler sur les médias sociaux. » (Suyin, adolescente de 15 ans)
Contrôler l’audience
Plutôt que de s’abstenir de publier, la plupart des adolescents cherchent à contrôler l’audience de certaines photos et, ainsi, à éviter qu’elles soient diffusées auprès d’une audience non désirée. Choisir la plateforme ou le compte où ces photos seront publiées constitue pour eux le meilleur moyen de s’assurer que seules les personnes qui y sont autorisées pourront voir certaines photos. À titre d’exemple, Snapchat est en mesure d’envoyer une notification à ses utilisateurs lorsqu’une capture d’écran de leur photo est prise. Plusieurs adolescents considèrent cette fonctionnalité comme l’une des caractéristiques les plus utiles de la plateforme. Toutefois, selon eux, il s’agit moins d’une fonctionnalité que d’un code social implicite visant à rappeler qu’une photo ne devrait pas être diffusée à une audience autre que celle qui y est autorisée. « C’est considéré comme inapproprié de faire une capture d’écran du Snapchat envoyé par une personne, puisque tu choisis d’envoyer une photo à certaines personnes pour quelques secondes et c’est comme si elles ne respectaient pas ce que tu voulais. » (Courtney, adolescente de 16 ans)
La plupart des répondants à notre sondage Jeunes Canadiens dans un monde branché s’attendent à ce que leurs amis leur demandent la permission avant de publier une photo d’eux, à plus forte raison si la photo en question est embarrassante ou gênante. La plupart des adolescents interrogés dans le cadre de cette étude s’entendent pour dire que les personnes qui figurent sur une photo devraient pouvoir décider si cette photo sera partagée ou non. Toutefois, ils ont tendance à se demander comment leurs amis se sentiraient s’ils dévoilaient la photo plutôt que de leur demander directement la permission de la publier. De la même façon, bien que la meilleure stratégie rapportée dans le sondage Jeunes Canadiens quant à la manière de traiter une photo indésirable consiste à demander à celui ou celle qui l’a diffusée de la retirer, la plupart des répondants préfèrent envoyer des signaux indirects et faire des sous-entendus pour manifester leur désir que les photos soient supprimées. À titre d’exemple, une répondante a admis avoir envoyé une copie d’une photo embarrassante d’elle-même, délibérément modifiée, à la personne qui l’avait partagée.
Peu sensibilisés quant aux droits des consommateurs ou à l’environnement commercial
Les adolescents que nous avons interrogés n’ont généralement pas tendance à concevoir les plateformes qu’ils utilisent comme des entreprises. De plus, ils ne sont généralement pas conscients que l’utilisation de telles plateformes génère des revenus pour ces entreprises, un constat qui va de pair avec la faible conscientisation des répondants au sondage Jeunes Canadiens par rapport à l’intérêt des sociétés pour leurs renseignements personnels. Ces adolescents qui ont recours à une multitude de stratégies pour contrôler la manière dont leur audience perçoit leurs identités virtuelles n’entrevoient que deux façons de gérer l’accès des sociétés à leurs données : espérer que leurs photos passeront inaperçues dans l’océan de contenu publié et se convaincre que leurs publications ne sont pas de nature à « revenir les hanter ».
« Je doute fortement qu’ils choisissent une fille au hasard parmi toutes les photos publiées à Ottawa et qu’ils décident de l’observer. Je ne crois pas que c’est quelque chose qui pourrait arriver. Enfin, je l’espère. » (Amira, adolescente de 16 ans)
Dans presque tous les cas, les adolescents n’avaient pas lu ou compris les politiques de confidentialité des plateformes et les conditions d’utilisation. Ils n’avaient pas l’impression que la lecture de ces documents leur fournirait des renseignements utiles ou les aiderait à comprendre l’étendue de leurs droits ou des recours qu’ils peuvent intenter lorsqu’ils traitent avec les sociétés propriétaires de ces plateformes. La plupart ont affirmé que ces documents sont trop longs et difficiles à lire, ce qui n’est guère surprenant étant donné que seulement le tiers des répondants au sondage Jeunes Canadiens soutient que quelqu’un leur a déjà expliqué le fonctionnement d’une politique de confidentialité. Par ailleurs, les adolescents interrogés dans le cadre de cette étude détiennent peu ou pas de connaissances en ce qui a trait à leurs droits à titre de consommateurs, protégés par la LPRPDE, ou aux pratiques loyales en matière d’information que les sociétés sont tenues de respecter lorsqu’elles traitent des renseignements personnels. Cependant, ils expriment une opinion tranchée dès qu’on évoque la possibilité que les plateformes regardent leurs photos ou les utilisent à des fins auxquelles ils n’ont pas consenti.
Je ne sais pas du tout [pourquoi les compagnies gardent les photos], qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire avec nos photos? Pourquoi est-ce qu’ils les ont? Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire avec? Qu’est-ce que ça leur donne d’avoir nos photos, s’ils ne nous connaissent même pas? Je ne veux pas qu’ils aient ma photo. Qu’est-ce qu’ils veulent faire avec? Ça fait peur ». (Kaya, adolescente de 14 ans)
Dans le cas de ces adolescents, les plateformes ne leur ont pas demandé l’autorisation d’utiliser leurs photos ou leurs renseignements personnels. Ils n’avaient pas non plus l’impression d’y avoir consenti en acceptant les conditions d’utilisation. Au lieu de cela, ils s’imaginent qu’ils donnent leur consentement aux entreprises de la même façon qu’ils le font avec leurs pairs : une photo à la fois, et en tenant pour acquis que leurs intentions sont implicitement comprises.
Je ne crois pas qu’elles devraient avoir accès à ma photo. Elles créent les médias sociaux et tout cela, mais avoir accès aux photos des gens, c’est trop, surtout s’il s’agit d’un compte personnel. Si les gens créent de tels comptes, c’est parce qu’ils ne veulent pas que n’importe qui voit leurs photos, et voilà qu’Instagram fait exactement ce que le propriétaire du compte ne veut pas. (Pavlina, adolescente de 14 ans)
Comme cette recherche exploratoire le confirme, les adolescents que nous avons interrogés prennent et envoient des photos sur une base quotidienne. Bien que de telles actions puissent sembler anodines, ils déploient des efforts considérables pour s’assurer que leurs différents publics voient ces photos de la manière dont ils veulent qu’elles soient perçues.
Bien qu’ils soient peu conscients de l’utilisation que les sociétés propriétaires de leurs plateformes préférées font de leurs photos et de leurs données, ces adolescents ont la ferme conviction que leurs photos leur appartiennent ou devraient leur appartenir, et que ces sociétés devraient obtenir leur autorisation de la même manière que leurs pairs le font. Ces constats contribuent à nous indiquer le chemin à suivre pour éduquer les jeunes quant à la manière dont ils participent à l’économie de l’information et à leurs droits en tant que citoyens numériques :
- Enseignement des compétences numériques. La sensibilisation à la confidentialité des renseignements personnels, si elle est axée sur le fonctionnement d’outils techniques comme les paramètres de confidentialité des plateformes, connaîtra assurément peu de succès, puisque ces adolescents n’ont pas vraiment utilisé de tels paramètres. Étant donné l’intérêt de ces jeunes pour le contrôle de l’audience, il serait préférable de leur montrer comment ces outils peuvent les aider à déterminer qui peut voir certaines publications ou photos plutôt que de leur dire de veiller à ce que tout le contenu demeure « privé ».
Le fait que les répondants misent sur le respect des normes sociales et des signaux envoyés pour gérer leur vie privée montre également l’importance de parler d’éthique privée dans le cadre de l’enseignement des compétences numériques. Les jeunes doivent prendre conscience des enjeux éthiques associés au partage des photos d’autrui. Ils doivent également être encouragés à éviter à la fois les « pièges de l’empathie » associés à la communication numérique et les « pièges éthiques » qui peuvent leur faire croire que certains de leurs pairs ont renoncé à leur droit de contrôler l’utilisation qui est faite de leurs photos. - Éducation à la citoyenneté numérique. Il est important de sensibiliser les jeunes à leurs droits en tant que citoyens numériques. Ils doivent être encouragés à participer à des activités civiques en ligne et à jouer un rôle actif dans la définition des pratiques et des valeurs partagées au sein de leurs communautés virtuelles. Ceux qui ont pour mission de voir à l’éducation numérique des jeunes et de diffuser les programmes de sécurité en ligne devraient également jouer de prudence afin d’éviter d’avoir recours à des tactiques de peur ou d’adopter des attitudes qui amplifient les risques associés au fait de communiquer en ligne.
- Sensibilisation des consommateurs. La faiblesse la plus importante en ce qui a trait aux connaissances des participants est liée à cet aspect. Il est impossible d’amorcer le processus de sensibilisation si les élèves ignorent qu’ils participent à une transaction économique et ne comprennent pas au moins les principes de base du contrat auquel ils ont adhéré. Aider les jeunes à comprendre comment leur utilisation des plateformes génère des revenus pour la société propriétaire est essentiel pour qu’ils deviennent des consommateurs avertis et soient en mesure de réellement consentir à l’utilisation de leurs renseignements personnels.