Sous constante surveillance: la vie privée des jeunes à l’ère du numérique

Matthew Johnson

Quoiqu’en pensent les adultes, le respect de la vie privée compte aux yeux de nos jeunes. Mais plusieurs d’entre eux découvrent au fil du temps que leurs activités en ligne sont surveillées de près – par leurs parents, leurs enseignants et l’industrie. Une directrice d’école secondaire se crée un faux profil sur une page Facebook et ajoute, comme ami-e-s, plus de 300 élèves de son école ; la direction d’une école secondaire du Texas songe à émettre des cartes d’identité munies de puces électroniques que les élèves devront obligatoirement porter sur eux en tout temps ; dans une école de l’Indiana, un élève du secondaire est explusé après qu’un tweet profane (envoyé au milieu de la nuit à partir de l’ordinateur personnel de cet élève) dénonce le système de surveillance ayant cours dans son école. Ce sont là des exemples extrêmes, nous en convenons, mais ils illustrent bien de quelle manière on prive les jeunes du droit à la vie privée – le plus ironique étant que ces comportements proviennent souvent des personnes qui insistent pour que les jeunes protègent davantage leurs renseignements personnels.

La recherche Jeunes Canadiens dans un monde branché phase III : Discuter de la vie en ligne entre parents et jeunes, menée par HabiloMédias, nous apprend que les jeunes reçoivent des messages contradictoires en matière de protection de la vie privée. D’une part, on leur répète combien il est important de valoriser et de protéger leurs renseignements personnels. Parents et enseignants insistent pour que les jeunes prennent conscience de la portée de leurs gestes lorsqu’ils publient textes et photos en ligne, que ce soit dans les pages Web de sites de réseautage social, en participant à un concours ou en remplissant un formulaire d’inscription en ligne. On peut faire la cueillette de leurs renseignements personnels dans le but de les vendre à l’industrie de la publicité et du marketing qui s’en servira aux fins de publicité ciblée ou de stratégies commerciales ; par ailleurs, ces renseignements peuvent tomber entre les mains d’étrangers, menant parfois à des contacts indésirables ou à une situation embarrassante. D’autre part, on dit aux jeunes qu’en matière de respect de la vie privée, ils doivent accepter de faire certains compromis pour leur propre sécurité : les parents ont le fort sentiment de devoir surveiller leurs jeunes de près parce qu’ils ont entendu parler (en termes exagérés) des dangers que représentent les cyberprédateurs ; les directions d’école, pour leur part, surveillent les activités en ligne des élèves pour éviter tout accès à des contenus inappropriés ou par crainte de cyberintimidation.      

C’est le lot des jeunes d’aujourd’hui que de vivre dans la confusion de ces messages contradictoires tout en faisant l’objet d’une étroite surveillance en ligne. Bien que cette surveillance les ennuie au plus haut point (et leur semble souvent inutile), nos jeunes ont reçu et intégré ces messages erronés sur les dangers que représentent les étrangers et les risques encourus sur le Net – à telle enseigne qu’ils ont accepté l’idée de devoir être surveillés pour assurer leur sécurité en ligne. Cette surveillance – et l’acquiescement des jeunes qui s’y conforment – sont préoccupants. Le respect de la vie privée est un droit fondamental et cette étroite surveillance les déleste en partie de ce droit. Si nos jeunes grandissent dans un monde où la surveillance est devenue la norme, il y a fort à parier qu’ils ne résisteront pas, dans le futur, à toute tentative d’instaurer une surveillance accrue – et possiblement plus intrusive. S’ils apprennent, à un si jeune âge, qu’il est parfaitement normal de voir toutes leurs activités suivies à la trace et leurs comportements surveillés par diverses sources, nos jeunes ne résisteront pas devant une prolifération du pouvoir de surveillance dans d’autres sphères de leur vie personnelle. De plus, cette étroite surveillance prive nos jeunes de l’occasion de prendre des risques, de faire leurs propres expériences et de commettre des erreurs – autrement dit, de grandir et de devenir des adultes autonomes.

Pour éviter d’être constamment surveillé, un jeune peut choisir l’underground : en effet, nombre de jeunes affirment  résister à la surveillance, la contourner ou la négocier de mille et une façons. Par exemple, certains ont recours au jargon, à un langage codé ou à des références « propres au groupe » dans un message envoyé à leurs pairs mais utilisent la langue courante dans un deuxième message envoyé à leurs parents ; d’autres s’inscrivent dans des sites de réseautage social plus permissifs quand vient le temps d’utiliser l’anonymat ou des pseudonymes ; certains optent pour des fournisseurs de service alternatifs quand un site Web recueille trop d’information à leur sujet – ou décident de restreindre ou de falsifier l’information fournie.   

Les élèves ne sont pas les seuls à critiquer cette étroite surveillance dont ils font l’objet : plusieurs enseignants la contestent. Quand les filtres installés par la direction de l’école bloquent des sites comme YouTube ou des pages web contenant certains mots clés, la situation est frustrante pour l’élève comme pour l’enseignant. Évidemment, l’école subit également des pressions en ce sens. Le corps enseignant et l’institution scolaire doivent se répartir les responsabilités pour assurer la protection des élèves tout en leur offrant un environnement où ils pourront grandir et se développer, au plan social et académique. Mais on associe trop souvent la sécurité à la surveillance. Plutôt que de bloquer l’accès à des sites complets, on devrait permettre aux élèves de naviguer sur le Net pour apprendre et se développer en ayant tout le soutien nécessaire, dans leur environnement scolaire ; ils pourraient ainsi partir à la découverte de l’Internet et de tout son potentiel…tout en sachant qu’ils peuvent se tourner librement vers un adulte pour demander de l’aide, advenant une situation  risquée en ligne. Plutôt que de fermer l’ordinateur – et de mettre fin au dialogue – pourquoi ne pas profiter d’un faux pas ou d’une erreur…pour en faire l’occasion rêvée de leur transmettre un enseignement précieux - c’est précisément ce qu’a fait un enseignant ayant participé à notre recherche, le jour où ses élèves sont tombés par inadvertance sur un site haineux « masqué » sans pouvoir en reconnaître la véritable nature.

Bien que les jeunes soient parvenus à user de mille et une stratégies pour éviter la surveillance en ligne et préserver leur vie privée, ils peuvent encore bénéficier des conseils d’un adulte dans bien des domaines. Par exemple, les jeunes se préoccupent beaucoup de la protection de leur vie privée en société mais sont peu conscients de la cueillette d’information personnelle dont ils font l’objet par l’industrie, dans les sites commerciaux qu’ils fréquent abondamment, et des bénéfices que l’industrie en retire, ni d’ailleurs des outils et moyens dont ils disposent pour protéger leur vie privée en pareil contexte. Et puis, il est si facile pour un enfant – surtout un ado – d’oublier le caractère permanent de tout ce qu’il publie en ligne. Dès qu’une information est en ligne, son contrôle nous échappe : et même si nous effaçons ou jetons aux ordures ce commentaire grotesque ou cette photo gênante, nous ignorons si quelqu’un en a pris connaissance de cette information, s’il l’a conservée ou même distribuée à tout vent. Enseigner aux enfants l’éthique entourant la vie privée et les principes de la citoyenneté numérique est l’occasion de lui apprendre à se comporter de manière éthique en ligne, d’éviter de se retrouver dans une situation gênante ou blessante ou de plonger les autres dans l’embarras en raison de ses activités en ligne. 

Il est important de transmettre aux jeunes le pouvoir de contrôler leurs renseignements personnels. En leur donnant accès à leur environnement personnel, plutôt que de chercher à les surveiller en ligne (même avec les meilleures intentions), nous leur permettons d’expérimenter et de développer leurs idées et de forger leur identité. Alors, les jeunes auront la chance de grandir, de se développer, d’apprendre à devenir autonomes et de cultiver la confiance mutuelle dans leurs relations avec leurs parents, leurs enseignants et leurs pairs.

HabiloMédias a procédé à la mise à jour de la section Vie privée de son site Web ; on y trouve les plus récentes découvertes en matière de vie privée et de surveillance en ligne ainsi que certains aspects légaux sur ces questions. Voici le lien vous menant à cette section : http://habilomedias.ca/vie-privee.