YouTube dans tous ses états

L'Homme est un animal social avant tout. Mettez-le devant Internet, et en moins de dix ans, il le transforme en Web 2.0. Un Web interactif et participatif qui lui permet de se livrer à sa passion pour la communication.

L'un de mes derniers blogues portait sur la formidable entreprise communautaire que représente Wikipédia. Un autre site incontournable du Web 2.0 est YouTube. Perçu généralement comme un site de loisirs, il est bien plus que ça : on trouve de tout sur YouTube, depuis des extraits d'émissions anciennes ou récentes et des publicités virales jugées trop provocantes pour la télévision, jusqu'aux vidéos artisanales contestables ou non, aux concerts de rock filmés à bout de bras depuis un téléphone cellulaire, et aux événements d'actualités saisis par un passant ou un militant.

La révolution iranienne fut ainsi la première révolution des « digital natives » : le 20 juin dernier, alors que tous les journalistes voyaient leurs visas expirer en Iran, le relai était pris par les acteurs de la révolution eux-mêmes – via les sites de partage – dont YouTube: « Peu à peu, nous avons vu les médias traditionnels contraints d'illustrer les informations de contenus amateurs. Cet événement d'actualité est désormais entièrement couvert à travers eux. Les journalistes doivent travailler à sourcer, dater, contextualiser les documents qui leur parviennent. BBC et CNN lancent des appels réguliers à la contribution. » C'est ainsi que le monde découvre Neda, jeune iranienne qui meurt sous nos yeux d'une balle en plein cœur. La vidéo est relayée sur YouTube, et Neda devient le symbole de la révolution iranienne.

Même si tous les sujets traités sur YouTube n'ont pas la même teneur que cette actualité brûlante, les vidéos postées spontanément par des amateurs du monde entier gardent une qualité ethnographique précieuse : en effet, ces vidéos permettent aux groupes (sociaux, raciaux, générationnels, …) de se définir eux-mêmes ; les mots-clés sous lesquels ces vidéastes amateurs rangent leurs productions, les thèmes qu'ils choisissent d'y aborder, tout cela donne accès à des contenus bruts, sortes d'autoportraits permettant d'obtenir de ces groupes une lumière nouvelle par rapport à celle convenue par les médias.

Sociologues et anthropologues se penchent avec intérêt sur ce nouveau continent que constitue Internet en général, et YouTube en particulier. Le plus connus d'entre eux est sans doute Michael Wesch, professeur d'anthropologie culturelle à l'université Kansas State. Après un terrain chez les Papous de Nouvelle Guinée, Wesch entreprend l'anthropologie de YouTube. Anthropologie participative : lui et ses étudiants créent des vidéos pour « rentrer dans la culture YouTube », et non l'observer de l'extérieur. Regardez la présentation qu'il a faite de sa recherche à la Library of Congress (la vidéo est hélas uniquement en anglais) . Il a suivi en particulier la culture des vlogueurs (créateurs de blogs vidéos) : seul/e avec sa caméra, la vlogueuse, le vlogueur, livre ses états d'âmes pêle-mêle, et poste le tout, régulièrement, sur YouTube. Quiconque verrait cela comme un acte proche de l'exhibitionnisme passerait à côté de l'essentiel : ces vlogs donnent lieu à des réponses, qui sont souvent elles aussi des vidéos. Des dialogues s'installent ainsi, parfois d'un bout du monde à l'autre, créant un réel tissu social, médiatisé par cette plateforme.

YouTube est aussi un support de choix pour transmettre toutes sortes de connaissances : on y trouve des chaînes spécialisées dans l'éducation, certaines appartenant à des universités, d'autres maintenues par des particuliers ou des organismes sans but lucratif -comme la chaîne du Réseau. Mais au delà de ces contenus scolaires, on peut aussi y trouver comment faire un plan de travail de cuisine en béton (finition pierre), réaliser des « grinds » avec une planche à roulette, doser soi-même la couleur de son henné, … Et au détour d'une vidéo, l'enseignant peut aussi entrevoir l'utilisation pédagogique que l'on pourrait faire de cette plateforme : dans How to make a bow drill set , un jeune garçon tente de faire du feu avec deux morceaux de bois ; il commence par montrer ce qu'il sait, puis, arrivé à un point de blocage dans sa compréhension du processus, il identifie les connaissances qui lui manquent, et suggère des remèdes possibles. Finalement, il demande de l'aide à la communauté YouTube ; et il en reçoit, sous la forme de commentaires constructifs (en dessous de la vidéo), qui lui permettront de mieux maîtriser sa technique. Il conclut sa vidéo en annonçant qu'il retransmettra ce qu'il aura appris.

Ceci est un exemple parfait d'apprentissage réflexif : l'apprenant est capable de faire le diagnostic de son propre apprentissage et de ses limites, et de les dépasser en cherchant de l'aide lorsqu'il en a besoin.

Malheureusement, YouTube est bloqué par une majorité de conseils scolaires. On ne peut ni le consulter en classe, ni à fortiori l'utiliser pour téléverser des vidéos créées par les élèves, et qui pourraient s'inscrire dans le processus éducatif de la classe. Le motif a sa légitimité : sur YouTube, on peut trouver du contenu hautement inapproprié. Une raison qui, à elle seule, semble justifier qu'on ne la mette pas en perspective avec les avantages que son utilisation pourrait présenter dans l'univers scolaire : mise en contact des élèves avec des experts potentiels de tous horizons et de toutes classes d'âge, et qui permettrait d'inscrire l'école dans un contexte communautaire plus large ; utilisation d'outils réels qui appartiennent au quotidien des élèves, et dont la maîtrise aura un impact direct sur leur futur ; développement de la confiance, de l'échange constructif et de l'éthique appliquée dans le Web 2.0, chez la génération montante d'utilisateurs.

Nous arrivons certainement à un tournant dans la façon dont l'école se définit : est-elle avant tout un sanctuaire, médiateur quasi-exclusif de l'éducation, et qui ne doit exposer les jeunes à rien de compromettant ? Ou est-elle un laboratoire d'expérimentation dans lequel les jeunes peuvent tester, dans une sécurité raisonnable mais non absolue, les potentialités éducatives et coopératives du monde dans lequel ils vivent ?