Un regard neuf sur le reflet de l’histoire : éducation aux médias et histoire cinématographique

Matthew Johnson

Au moins depuis l’époque du film The Birth of a Nation (1915), Hollywood se tourne vers l’histoire pour produire des films. Un survol rapide des nominations aux Oscars de cette année prouve que cette tendance se maintient plus que jamais; cinq nominations sur neuf pour le meilleur film — Argo, Django Unchained, Les Misérables, Zero Dark Thirty et Lincoln (le grand favori) ayant un fondement historique quelconque. Bien sûr, chacun a adopté une approche qui lui est propre : la toile de fond historique pour Les Misérables, le rêve de vengeance de Django Unchained, l’étude psychologique théorique de Lincoln, le docudrame de Zero Dark Thirty, et le thriller historique pour Argo.

Par conséquent, pour un grand nombre d’entre nous, les films et les autres médias de masse jouent un rôle important dans la façon dont nous percevons l’histoire. Nous sommes non seulement susceptibles de croire aux erreurs factuelles et aux idées fausses que véhiculent les films historiques, mais les hypothèses et les répercussions inhérentes à un média et à un genre précis influencent également notre compréhension de l’histoire. Par exemple, rares sont les films historiques qui tentent de représenter à quel point les gens, naguère, pensaient ou voyaient le monde différemment de nous. Il est impossible de comprendre le Moyen Âge ou la Grèce antique sans connaître l’état d’esprit du peuple de l’époque, mais souvent, les portraits que dressent les films de cette période concernent essentiellement des personnes modernes drôlement vêtues. Il ne s’agit pas seulement de la conséquence d’une mauvaise réalisation. La réalisation commerciale comme genre et média y est également pour quelque chose. Pour connaître du succès, un film doit plaire au plus vaste public possible, et la création de personnages ayant des motivations et des processus de pensée difficiles à comprendre complique la situation. L’éducation aux médias peut faire partie intégrante de l’enseignement de l’histoire en encourageant les élèves à poser les questions cruciales nécessaires pour remettre en question de telles représentations historiques et les remettre dans leur contexte.

De façon très concrète, l’histoire est l’étude des médias. En tant qu’historiens, nous étudions les produits médiatiques, les principales sources sur lesquelles se fonde l’histoire, et nous nous posons des questions comme Qui a rédigé le scénario de ce film? Quel était son objectif? Dans quel contexte a-t-il été rédigé? Y a-t-il une raison de croire qu’il induit en erreur ou qu’il est biaisé? Que manque-t-il à l’histoire racontée? Ces questions sont toutes essentielles à l’étude des médias. À presque toutes les époques, les sources qui nous sont parvenues étaient des sources écrites, copiées et préservées : chacune revêt une importance qui n’est pas nécessairement immédiatement manifeste aujourd’hui. Lorsque la littératie était rare, il était dispendieux de produire un document écrit, et la copie d’un document l’était aussi avant l’invention de la presse à imprimer. En d’autres termes, le document principal n’est pas qu’un dossier neutre. Il intègre une structure de pouvoir, un système économique et un point de vue. Il n’est pas inhabituel de remettre en question le rôle que jouent les médias comme la radio, la télévision et Internet dans le façonnement de nos perceptions de l’histoire moderne. Il faut accorder tout autant d’attention aux documents principaux à partir desquels nous modelons notre compréhension du passé.

Comment les professeurs d’histoire peuvent-ils intégrer l’éducation aux médias en classe?

Les enseignants n’ont pas à être des spécialistes des médias pour intégrer l’éducation aux médias à leur pratique. L’éducation aux médias consiste essentiellement à poser les bonnes questions, sans connaître les bonnes réponses. Ces questions peuvent être tirées des cinq concepts clés de l’éducation aux médias.

Les médias sont des constructions. Les produits médiatiques n’apparaissent pas comme par magie. Ils sont créés par des humains. Ils ont un but et sont créés à partir de formes et de techniques particulières. Les enseignants peuvent demander à leurs élèves d’examiner les décisions qui ont été prises lors de la création d’un produit médiatique ainsi que les facteurs qui ont influencé sa production. Par exemple, les films Argo et Zero Dark Thirty se ressemblent en de nombreux points (les deux films sont des thrillers traditionnels et traitent d’opérations américaines de renseignement mouvementées, mais tout de même réussies), mais le ton et l’approche du cinéaste sont extrêmement différents (Argo est beaucoup plus léger alors que Zero Dark Thirty traite son sujet avec respect).

Le public interprète le sens d’un message. La signification d’un produit médiatique n’est pas statique. Le produit est créé en collaboration avec le public, et différents publics interprètent les médias différemment. Afin de mieux comprendre les effets des stéréotypes et des voix muettes, il faut tenter de voir les choses du point de vue des personnes concernées. Par exemple, dans le film Lincoln, lequel traite de l’adoption du treizième amendement de la Constitution américaine interdisant l’esclavage, aucun personnage afro‑américain ne participe activement au processus d’adoption de l’amendement. Bien qu’il débute par une scène dans laquelle Lincoln rencontre des soldats afro‑américains exprimant leurs inquiétudes, le film fait abstraction du fait que ces mêmes soldats ont fait bien plus que supplier Lincoln d’adopter l’amendement. Comme l’a dit Guyora Binder, l’auteure de l’article Did the Slaves Author the Thirteenth Amendment? An Essay in Redemptive History  (Yale Journal of Law & Humanities, volume 5, 1993), « Après la guerre, la présence d’un grand nombre de Noirs sous les armes a continué d’exercer de la pression sur la politique fédérale. Les soldats noirs étaient prêts à se mobiliser plus longtemps que les soldats blancs et ont donc joué un plus grand rôle dans le maintien de l’occupation militaire dans le Sud après la guerre civile. En représentant une importante partie de l’armée d’occupation, la majeure partie dans de nombreux secteurs, les Noirs étaient soudainement en position d’influencer les conditions de paix. La façon la plus rapide de calmer ces gardiens armés de la liberté était de constitutionnaliser l’émancipation des Noirs en adoptant le treizième amendement. » [traduction] De plus, après cette scène, tous les personnages afro-américains du film ne servent que de symboles et d’oreille attentive aux personnages blancs, en particulier les domestiques de la Maison-Blanche, William Slade et Elizabeth Keckley, qui ne sont dans le film que des domestiques fidèles, ce dernier ne faisant pas mention des organisations politiques dans lesquelles ils étaient actifs ou leurs rôles de chefs de file dans leurs collectivités. L’absence la plus remarquée est celle de Frederick Douglass. Il se trouvait fréquemment à la Maison-Blanche pendant cette période et ses efforts pour obtenir un traitement équitable pour les soldats afro-américains dans l’armée de l’Union (la question soulevée dans la première scène) ont permis de faire changer d’idée un grand nombre de ceux qui s’opposaient jusqu’à lors à l’abolition intégrale. Dans quelle mesure les Afro‑Américains et les Blancs comprennent-ils le message de ce film de la même façon? Quel message ces publics retireront-ils du fait que les Afro-Américains sont représentés à titre de témoins passifs de l’abolition de l’esclavage et non comme des maîtres de leur destinée?

Les médias répondent à des impératifs commerciaux. Peu de produits médiatiques sont créés sans impératifs économiques. La plupart des produits médiatiques utilisés en classe servent à faire de l’argent, influençant ainsi la façon dont ils sont créés. Même le film historique le plus fidèle doit respecter le « format hollywoodien » : il faut songer au nombre d’agents du renseignement ayant poursuivi Oussama ben Laden qui sont concentrés en un seul personnage dans Zero Dark Thirty, simplifiant ainsi la narration et la détermination du public cible, et renforçant l’idée que l’histoire est écrite principalement par des personnes. Déjà à l’époque d’Hérodote, l’histoire était racontée de façon à divertir, contribuant ainsi à l’étude que nous en faisons.

Les manuels scolaires répondent également à des impératifs commerciaux. Les élèves peuvent savoir qui des responsables de l’école ou du conseil scolaire décident des manuels à acheter et juger de l’influence qu’ils ont sur le choix des manuels. L’excellent ouvrage Lies My Teacher Told Me de James W. Loewen examine justement cette question, et bien que les manuels scolaires que nous utilisons ne comportent pas d’omissions aussi graves que certains des exemples qu’il cite (comme un récit historique du Mississippi qui ne mentionne aucun Afro‑Américain), certaines des raisons qu’il donne pour expliquer pourquoi certains faits ont été inclus ou exclus des manuels sont peut-être plus familières (par exemple, une partie des livres d’histoire américaine doit être consacrée à Chester A. Arthur, un président qui n’a rien d’inoubliable, afin d’en vendre des exemplaires au Vermont, son État d’origine).

Même si leur but n’est pas de faire de l’argent, les produits médiatiques coûtent de l’argent à créer, à copier et à conserver, et le contenu s’en trouve ainsi influencé. Voilà pourquoi l’histoire des riches et des puissants nous provient de produits médiatiques comme des documents, des peintures et des tapisseries alors que nous devons en général recréer l’histoire des classes inférieures à partir de preuves matérielles.

Tous les médias abritent des valeurs et des messages idéologiques. Même si les produits médiatiques ne sont pas créés dans le but de promouvoir un programme précis (comme presque toutes les sources, et la plupart des manuels scolaires, le font), le texte s’en trouve inévitablement influencé par les hypothèses et les valeurs culturelles de leurs créateurs. Le concept peut être difficile à comprendre pour les élèves puisqu’ils baignent dans ce milieu. La plupart du temps, les hypothèses formulées dans les médias sont les mêmes que celles que nous formulons nous-mêmes. Afin d’admettre nos propres hypothèses, et de les remettre en question, un changement volontaire de perspective est nécessaire.

Le film Zero Dark Thirty en est un bon exemple. Afin d’assurer la fidélité du film, le réalisateur et le scénariste ont interrogé de nombreuses personnes ayant participé au long processus de localisation d’Oussama ben Laden. L’histoire est donc racontée exclusivement du point de vue de ces personnes et reflète leurs valeurs. De même, les critiques ont reproché à Argo d’avoir minimisé le rôle du diplomate canadien Ken Taylor lors du sauvetage des Américains coincés en Iran à la suite de l’assaut de l’ambassade des États‑Unis en 1979. Comme pour Zero Dark Thirty et Lincoln, la nécessité de créer un seul protagoniste important a amené les cinéastes à donner encore plus d’importance au rôle de l’agent de la CIA Tony Mendez (interprété par le réalisateur du film, Ben Affleck), aux dépens de Ken Taylor.

Chaque média présente une forme esthétique unique. Le média par l’intermédiaire duquel l’histoire est écrite ou racontée influence sa signification : un manuel d’histoire ne respectera pas les mêmes codes et conventions que le fera un film ou une bande dessinée. Ces conventions peuvent avoir un important impact sur le sens d’un texte. Parmi les films sélectionnés dans la catégorie du meilleur film, Django Unchained en est probablement le meilleur exemple. Son réalisateur, Quentin Tarantino, a dit qu’il tentait de traiter de l’esclavage sous l’angle du western : « Je veux faire des films qui traitent de l’horrible passé de l’Amérique en matière d’esclavage, mais je veux les faire comme des westerns spaghetti, pas comme des films à grands enjeux. » [traduction] Même si l’efficacité du film à communiquer les horreurs de l’esclavage (et le fait que la majorité des connaissances de Quentin Tarantino sur l’esclavage semble découler d’autres films) est discutable, il est clair que de filtrer le sujet sous la forme d’un western en fait une histoire de vengeance personnelle ne présentant que peu de contexte, voire aucun. (Particulièrement, le film semble insinuer que le problème du personnage interprété par Leonardo DiCaprio n’est pas qu’il soit propriétaire d’esclaves, mais qu’il soit un propriétaire d’esclaves particulièrement méchant dans le but de dramatiser suffisamment ses méfaits pour justifier la vengeance du personnage principal).

Les manuels scolaires présentent également une forme esthétique unique. Presque tous sont confinés à un format chronologique strict. Ce choix, normal en histoire, n’est pas nécessairement la meilleure façon de discuter ou d’expliquer des événements et des processus complexes. Les manuels respectent également de nombreuses conventions de genre : James Loewen a souligné qu’ils se fondaient grandement sur la voix passive (« le chaos semble toujours vouloir s’instaurer ou sur le point de le faire » [traduction]), embrouillant ainsi les causes réelles (et le débat qui entoure les causes possibles) des événements.

La relation entre l’histoire et l’éducation aux médias n’est peut-être pas manifeste. Dans les cours d’histoire, les médias de masse, somme toute un phénomène moderne, font presque toujours l’objet de discussions dans le contexte de la signification ou de l’importance d’un produit médiatique particulier. Cependant, les études des médias ne visent pas seulement les produits médiatiques : elles permettent de déterminer la façon dont différents médias influencent notre façon de penser et notre perception du monde.

Une partie de ce blogue a d’abord été présentée sur la page « History’s Mirror: Media education and the teaching of history » le 3 novembre 2009.