Les nouvelles littératies

La dichotomie faite par Prensky à propos des « natifs » et des « immigrants » du numérique est de plus en plus chahutée. Dans l'article Evidence Doesn't Support Generational Distinction, Mark Bullen, du BC Institute of Technology, note que « C'est un fait accepté presque sans discussion que la génération Net, comme on l'appelle, est fondamentalement différente des générations précédentes, et que donc on devrait changer la façon de traiter cette nouvelle génération de travailleurs, d'étudiants, et de consommateurs. » Selon les partisans de cette idée, non seulement les nouvelles technologies font partie intégrante de la vie de la nouvelle génération, mais du fait que, à l'instar d'Obélix, ils sont tombés dedans quand ils étaient petits, leur développement (cérébral, dans leur cas) s'en est trouvé modifié par rapport aux générations précédentes.

Bullen s'est penché avec d'autres sur les fondements objectifs de cette thèse : « Ce que ces travaux ont en commun est le fait qu'ils affirment qu'il existe des différences entre la génération Net et toutes les générations qui l'ont précédée, et de là ils infèrent que ces différences ont de grandes implications pour l'éducation. Mais le plus frappant, c'est que ces affirmations sont faites quasiment sans le soutien de la moindre donnée empirique. Pour la plupart, elles s'appuient sur des observations anecdotiques ou des spéculations. Dans les rares cas où il existe des données, celles-ci ne sont généralement par représentatives. »

Il n'existe donc pas d'études concluantes qui permettent d'affirmer qu'il y a des différences cognitives entre la génération Net et les autres -ce qui rend par conséquent caduque l'idée qu'il faille réformer l'école pour s'adapter au système cognitif de la nouvelle génération.

Cependant, si l'arrivée des technologies de l'information dans nos vies ne semble pas avoir eu pour conséquence de rendre la nouvelle génération radicalement différente de l'ancienne, elle a tout de même des conséquences pédagogiques profondes ; au sein du triangle éducatif enseignant/élève/savoir, ce n'est pas l'élève, mais le savoir, que les technologies ont métamorphosé :

  • Le savoir est devenu indépendant de l'enseignant : avec Internet, le savoir est accessible partout et par tous. Qu'on le veuille ou non, cet état de fait est en train de remettre en cause le statut de l'enseignant : son rôle n'est plus de distiller la connaissance, mais il va peu à peu se redéfinir autour des caractéristiques particulières du savoir qu'on trouve sur Internet :
  • Le savoir sur Internet…n'est pas toujours du savoir : alors que le processus d'édition assure la validité du contenu d'un manuel, c'est à l'internaute d'authentifier le contenu en ligne. Comment trouver des sources sûres sur Internet ? Comment évaluer la part d'opinion, de fait avéré, ou de rumeur sans fondement ? Il s'agit de développer chez l'élève ce que Howard Rheingold appelle de façon imagée le « crap detector » (RT@Hemingway). La consommation critique d'Internet est une compétence dont le XXIème siècle ne peut faire l'économie, et la transmission de cette compétence revient à l'enseignant.
  • Le savoir est devenu 2.0 : sur Internet le savoir se partage et se construit collaborativement ; les entreprises collectives et de partage - Wikipedia, les blogues, les micro-blogues- posent l'utilisateur d'Internet, non comme simple récepteur, mais comme acteur. Une différence avérée entre la nouvelle génération et les précédentes est son engagement actif dans la production de contenu (au point que si les jeunes ne sont pas proportionnellement plus, mais seulement aussi nombreux que les adultes à contribuer, comme cela se produit sur Twitter, on a tôt fait de conclure que la plate-forme ne les intéresse pas -Cf. Teens don't tweet… or do they ?). Or une fois qu'on a goûté à la conversation, on a peu de patience pour le monologue. Envisager l'enseignement comme un questionnement heuristique plutôt que comme un cours magistral est certainement plus adapté à notre monde et à la vie future d'élèves qui évoluent déjà dans le Web 2.0.
  • Le savoir sur Internet est inépuisable : à notre modeste échelle individuelle, le problème du Web est bien l'abondance, la pléthore. La question soulevée est alors celle du tri –et celle, connexe, de l'attention. A quoi, à qui prêter attention ? comme le dit justement Rodney Jones, « The real currency of the information age is not information, but attention ». Si les moteurs de recherches présentent des listes de documents variés (qu'il faudrait donc authentifier individuellement), il semble plus économique d'utiliser des pointeurs tels les agrégateurs, Twitter, Digg, et autres. Valider des collecteurs d'information, plutôt que les informations elles-mêmes présente un gain de temps indéniable. Il est indispensable que l'école donne aux jeunes la possibilité d'établir des stratégies de tri d'information par l'expérimentation et la maîtrise de ces nouveaux outils –et il est donc vital que les enseignants les maîtrisent eux-mêmes.

Le problème du tri d'information nous amène à aborder un thème qui lui est relié : celui de l'usage des filtres dans les écoles. Les filtres, ce sont des tris automatiques, non choisis, non négociés par les utilisateurs. L'école les utilise prioritairement pour protéger les élèves, et répondre ainsi à son obligation légale d'agir in loco parentis –en lieu et place des parents.Cependant, les capacités cognitives d'un enfant et ses activités en ligne changent radicalement du début du primaire à la fin du secondaire -et l'éducation parentale s'adapte généralement à ces différences.

Si c'est par hasard qu'un enfant du primaire risque de se retrouver en contact avec du contenu inapproprié sur le Web, ce n'est plus le cas pour l'adolescent. Pour cette classe d'âge, on peut alors se demander si l'idée de protection est totalement compatible avec celle d'éducation. Y a-t-il un avantage à présenter à de jeunes internautes un Web édulcoré ? Je pense particulièrement aux jeunes qui ne sont pas supervisés chez eux (et c'est bien de ceux-là qu'il faut s'occuper avant tout) : n'y a –t-il pas plus de risques à les laisser arpenter seuls ces zones interdites, plutôt que de faire l'expérience à l'école d'une utilisation responsable et raisonnée d'un Internet non tronqué ? (Avez-vous remarqué comment nos ados ont une attraction magnétique pour les interdits ?)

Et en ce qui concerne la « dissipation » que produirait l'accès aux sites de réseaux sociaux en classe –une autre raison généralement avancée pour justifier les filtres en classe-, il semble que ces sites commencent à intéresser le monde de l'éducation: The Guardian dévoilait en mars dernier qu'une réforme du curriculum primaire britannique prévoyait de former les élèves à Twitter, aux blogues, aux podcasts et à Wikipedia. En attendant que la tendance se généralise…

Si le Web n'a pas donné naissance à une génération neurobiologiquement différente de la précédente, il n'en a pas moins révolutionné notre façon de trouver, de partager, de créer et de connecter des connaissances.

Peut-on imaginer qu'il n'aurait rien changé à la façon de les transmettre ?