Le choc de Bobinette

On la connait, l'image de l'océan et du petit poisson, qui illustre si bien le sentiment de nombreux francophones au pays : c'est l'histoire du p'tit francophone perdu dans un océan anglophone…

Depuis l'avènement de l'Internet, c'est plutôt l'image du francophone qui pourrait se noyer dans un océan multilingue s'il n'est pas plus vigilant. Le français arrive en huitième position des langues utilisées sur le Web – après l'anglais (pas surprenant…), le chinois, l'espagnol, le japonais, le portugais, l'allemand et l'arabe.

Selon Max Valiquette, spécialiste des consommateurs contemporains et des médias, ce qui a énormément changé depuis une dizaine d'années, c'est le montant d'heures que nous passons en ligne. Et c'est vrai que nous passons pas mal d'heures devant un écran. Des heures à naviguer. Dans quelle langue, d'après vous ?

Quoique je ne m'inquiète pas trop de la propension des jeunes à visiter les sites chinois et japonais, ce serait tout de même bien s'ils pouvaient, dans un monde utopique, s'en tenir au français pendant quelques années. Le temps d'apprendre les règles de grammaire, par exemple. Je navigue en français, tu navigues en français…
Ah ! si seulement nos jeunes avaient un meilleur accès aux TIC ! Une langue menacée fait de grands progrès lorsque ses utilisateurs ont accès à la technologie électronique. Un meilleur accès aux TIC serait un catalyseur essentiel pour l'élaboration de nouvelles ressources francophones. Pour favoriser la construction des identités francophones, il est impératif d'offrir aux jeunes un contenu francophone qui leur ressemble, par le moyen qu'ils privilégient. On est tous d'accord. Mais… Facile à dire. Pas facile à faire. En tout cas, pas du jour au lendemain.

En attendant ce moment historique dans l'histoire d'Internet, où il y aura autant de sites francophones qu'on en veut (je rêve en couleurs, c'est mon droit le plus strict) que vont faire nos jeunes? Comment les aider à grandir en français alors que l'univers branché qui semble les attirer se bâtit en anglais? Vont-ils cantonner le français à la salle de classe ? Les francophones de demain auront-ils l'air de francophones, sans la chanson ? Sont-ils en train de rater leur « construction identitaire », à cause des sites anglais (et chinois et portugais…)

Vous souvenez-vous d'une époque plus simple? Lorsqu'en salle de classe, vous demandiez à votre copain : as-tu vu le dernier Passe-Partout ? (Les plus vieux se souviendront de Bobino. Les vraiment vieux se souviendront de ce qu'ils pourront.)

Mais aujourd'hui, il y a Glee et Taylor Swift et Arcade Fire et le dernier tweet d'Untel. Toutes ces sources de références qui représentent ce qui est nouveau, à la mode, agréable, intéressant, divertissant, important, ce qui fait grandir, réfléchir, ce qui me rend plus beau, ou plus forte ou plus performante, ce qui m'aide à avoir la peau lisse, à m'habiller comme une vedette, à mieux chanter.

Pour nos jeunes, il y a tout un monde à explorer. Ce monde s'appelle, je crois, les Etats-Unis. Beau pays. Très riche en divertissements et en communications de toutes sortes. Les bavardoirs à l'américaine, Internet en anglais, la télévision de Hollywood – c'est ça, en grande partie, la vie des jeunes. Vie qu'ils doivent déposer dans leur casier, avant d'aller en classe. Parce que dans une école francophone, la question essentielle que tout le monde se pose, par choix, par obligation, par devoir, par intérêt, par amour d'une langue autrefois diplomatique et aujourd'hui en perte de vitesse : est-ce que c'est bien français ? Bien francophone ? N'y a-t-il pas un peu d'anglais dans ça ?

En tant qu'enseignante, en tant que mère, je me demande s'il faut vraiment tourner le dos à toute cette richesse. Dire à nos jeunes : laisse ton monde à la porte. Regarde Barbie en français seulement. Ne joue pas à Modern Warfare si la version française n'existe pas. Ne suis pas les tweets de Lady Gaga, c'est de l'anglais. Et pourtant, n'y aurait-il pas moyen d'inclure ces formidables ressources anglophones…. Par exemple… Dans une classe de français? Il y a lieu, selon moi, de permettre aux jeunes de parler de leur monde à eux, en utilisant correctement les règles de la conjugaison, en francisant les termes de façon adéquate.

Mettons – la série Twilight. Si tous les amis de Jeannette ont vu le film, et que Jeannette meurt d'envie d'en parler, ce serait l'occasion de lui permettre de franciser son expérience. Elle pourrait enrichir son vocabulaire – loup-garou (werewolf), crépuscule (twilight) – et se rendre compte qu'il existe des mots français qui peuvent l'aider à exprimer ce qui l'intéresse. Oui, elle a vu un film en anglais, mais elle peut très bien en parler en français. Elle peut améliorer son vocabulaire, sa compréhension du film. Et elle a maintenant les mots pour le dire, pour échanger avec ses amis à la récréation, parce qu'on lui a appris que le français peut être, à l'occasion, une langue utile, dont elle peut se servir.

Quant à se plaindre du niveau des élèves… Moi aussi, j'aimerais que les jeunes lisent Balzac dans le texte, qu'ils écoutent Brahms et qu'ils clavardent au sujet de l'économie mondiale, au lieu de se faire américaniser comme le reste de la planète – même le monde musulman se fait « endoctriner » comme nous. Mais de là à rejeter tout ce qui vient des Etats-Unis, même en classe, sous prétexte qu'il faut se bâtir une identité francophone, ça ressemblerait presque à de l'antiaméricanisme.

Certains disent que la culture populaire, américaine, c'est du nivèlement par le bas. Peut-être. Mais pour aspirer au sommet, il faut bien commencer quelque part. Et ce quelque part, pour des milliers de jeunes, c'est en grande partie la culture populaire, en anglais, en américain, pour être précise. La rejeter revient à rejeter l'expérience de nos jeunes, à se distancer de leurs intérêts. Il ne s'agit pas pour autant d'être « dans le coup », et de se mettre à écouter Eminem en salle de classe, mais de les aider à naviguer dans leur univers à eux, au sens figuré et au sens propre du terme. Si ce qu'ils voient, ce qu'ils écoutent, si leurs jeux sont anglais, c'est une chose ; mais si leur musique, leurs jeux et leurs bavardoirs sont empreints de violence, de stéréotypes sexuels, c'est au parent, à l'enseignant, de les aider à décoder leurs expériences.

On en est loin, de Bobino….