La télé-réalité est un enfant du siècle : c'est le 30 décembre 1999 qu'on en fêta le tout premier vainqueur. Cela se passait en Hollande, et l'émission s'appelait Big Brother. Devant l'immense succès du programme, Endemol, la société productrice, vendit promptement le concept un peu partout en Europe, puis dans le monde. Rebaptisé Loft Story au Québec et en France, l'émission attire à chaque saison un nombre impressionnant de téléspectateurs.
Le concept a depuis été diversifié, et il existe à présent un grand éventail d'émissions de télé-réalité. Elles se déclinent selon trois grands axes : celui du relationnel, de l'apprentissage et du dépassement de soi. La majorité intègre une composante compétitive.
La télé-réalité : un format rentable
Quelques dizaines de caméras de surveillance, des projecteurs, pas d'acteurs grassement payés, mais des candidats dont la rémunération se solde à quelques semaines de renommée, voilà peu ou prou ce que coûte une émission telle que Loft Story. Pour parler chiffres, une émission de télé-réalité revient à 600 000 $ environ, soit moins de la moitié du coût d'une série télévisée.
Coût réduit, et exploitation maximale : la télé-réalité est un des premiers produits télévisuels à avoir exploité un même contenu conjointement sur de multiples plateformes. En effet, une émission ne se contente pas d'être diffusée à la télévision –généralement dans le créneau « prime time » des chaînes généralistes ; on propose aussi aux spectateurs un « streaming live » sur des chaînes spécialisées, ou sur Internet. Cette pluralité de supports médiatiques attire un public généralement plus difficile à atteindre : les adolescents et les jeunes adultes. Un public de consommateurs actifs, qui assure aux émissions de télé-réalité l'intérêt des annonceurs, et donc de confortables recettes publicitaires.
A cela s'ajoute des recettes indirectes : pourcentage sur les ventes de disques dans les émissions du type Star Académie, pourcentage sur les appels téléphoniques dans les émissions où le sort des candidats repose sur les votes des téléspectateurs : « (en) ponctionnant quelques centimes sur chaque SMS ou coup de téléphone, la chaîne s'accorde de plantureux bénéfices complémentaires. La Nouvelle Star générerait un chiffre d'affaire SMS de plus de 5 millions d'euros par an, dont 3 millions en bénéfices nets pour la chaîne (...) « C'est vous qui décidez ! » annonce Loft Story, avec d'autant plus d'enthousiasme que « participer à la décision coûte aux votants et rapporte aux organisateurs. »
Sans aucun doute, la télé-réalité est un format qui rapporte. Mais pourquoi attire-t-elle tant les téléspectateurs ?
Les raisons d'un succès
La télé-réalité, reflet de la réalité… Le slogan d'Endemol, créateur du format, est : « Worldwide network, local flavour » : réseau mondial, saveur locale. La télé-réalité s'affiche comme un divertissement qui met en scène des gens comme nous, occupés à vivre leur quotidien. Des gens en qui l'on peut se reconnaître ; des situations nées, non d'un script, mais de la comédie humaine. Une expérience exclusivement divertissante, et qui, en engageant les émotions de l'auditoire, lui fait vivre une expérience collective qui s'insère dans le tissu social. L'émission nourrit les conversations du lendemain, à l'école, au travail, ou dans les forums que les sites des émissions ont mis en place pour leurs fans. Certains sociologues vont jusqu'à parler de néo-tribalisme pour décrire cette émergence du lien social par la proximité affective.
Un autre aspect permettant d'expliquer l'intérêt massif du public pour la télé-réalité est le rapport qu'il entretient avec le culte de la célébrité. Ignacio Ramonet, sémiologue et ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, a écrit : « ce qui passionne le public, sans qu'il en ait forcément conscience, c'est la métamorphose qui s'opère sous ses yeux et qui transforme, par la magie du direct et du continu, des personnes somme toute ordinaires, prélevées dans la vie réelle, en personnages, en acteurs d'une histoire, d'un récit, d'un scénario qui ressemble à un feuilleton, à une fiction ».
Car contrairement aux apparences, la télé-réalité n'a de réalité que le nom. Philippe Bartherotte, qui a travaillé pour Star Academy, L'Ile de la Tentation et Pékin express, en France, vient de publier La tentation d'une île aux Éditions Jacob-Duvernet. Il y raconte la fabrication de la télé-réalité, en commençant par les castings sauvages aux interrogatoires inquisiteurs : « (…) religion, habitudes alimentaires, consommation de stupéfiants ou d'alcool (celles qui ne boivent pas sont pénalisées), fréquence des rapports sexuels, relations sexuelles dès le premier soir… rien n'est laissé au hasard ». Les conditions psychologiques y sont aussi soigneusement établies sur les lieux du tournage : isolement et brouillage des repères temporels (pas de montre ni d'horloge, pas de téléphone, aucuns journaux qui donnent des nouvelles du monde extérieur). Des sujets de conversations imposés, et d'autres prohibés (la politique, par exemple). Peu d'eau chaude dans les sanitaires, peu de sommeil et beaucoup d'alcool, pour favoriser les conditions d'émergence de drames sociaux. Et bien sûr les interrogatoires au « confessionnal » : « On ne cesse de répéter les mêmes questions jusqu'à ce qu'ils nous donnent ce qu'on veut. Il y a des techniques : utiliser continuellement le « c'est-à-dire », les interroger à chaud, juste après un clash ou une engueulade » confie une ancienne journaliste de Secret Story.
Il y a aussi la manière de sélectionner des scènes, pendant qu'on filme, ou au montage. L'équipe de production favorise certains candidats, ou au contraire tente d'en dénigrer d'autres par ce qu'elle décide de conserver ou d'éliminer : « tout ce qui montre leur état d'esprit d'individualisme, d'égoïsme, de faiblesse, de nullité d'esprit, surtout, vous le tournez ! » avait expressément demandé la productrice de Pékin Express à propos d'une équipe de candidats.
Et lorsqu'il ne se passe rien, spectacle oblige, on lance une activité, une mission… Scénarisés, les programmes de télé-réalité ? Le débat légal est en cours, et son issue pèsera sur la rentabilité économique du format : un acteur filmé 24 heures sur 24 ne se paye pas au même taux qu'un candidat.
Si la télé-réalité ne représente pas le réel, en le laissant croire, elle le marque en retour. L'émission de télé-réalité Ice Road Trucker, en insistant dans sa mise en scène sur le côté dangereux de ces « camionneurs sur glace », a rendu les assureurs bien plus réticents à les assurer (prouvant par là que même chez les assureurs, l'éducation aux médias n'est pas superflue).
Le show pince sans rire The Onion présente avec humour cette rétroaction de la télé-réalité sur la réalité, en posant la question : Are Reality Shows Setting Unrealistic Standards For Skanks?
Une fort bonne question. Les émissions de télé-réalité misent en effet beaucoup sur la sexualisation et sa banalisation. La mise en scène même de l'espace y concourt : piscines, plages, jacuzzi, donnent un prétexte à révéler les corps ; l'omniprésence des caméras, y compris dans les lieux généralement considérés comme intimes, la salle de bains et la chambre (qui est généralement un dortoir), pousse à faire de la vie privée une notion désuète. Et pour le « candidat » ainsi exposé, sa vie privée étalée au grand jour devient la preuve de sa notoriété. Il n'a pas tort : de nos jours, certaines célébrités sont construites, non sur la compétence, mais plus ou moins exclusivement sur l'étalage du privé (je ne citerai pas de nom, c'est inutile, tout le monde a les mêmes en tête).
Baudrillard déclarait en 2001 : « du sexe, il y en a partout ailleurs, mais ce n'est pas ce que les gens veulent. Ce qu'ils veulent profondément, c'est le spectacle de la banalité, qui est aujourd'hui la véritable pornographie, la véritable obscénité ». Les deux notions ne sont pas éloignées : ainsi, en rassemblant deux tendances particulièrement à la mode, le culte de la célébrité et la banalisation de la sexualisation, les émissions de télé-réalité concourent à brouiller la frontière entre le public et le privé.
Une nouvelle ère télévisuelle
La télé-réalité formalise sans nul doute le passage de la télévision à une nouvelle ère. Umberto Eco formalise trois âges dans l'évolution de la télévision : la paléo-télévision, la néo-télévision, et la post-télévision.
La paléo-télévision, c'est la télévision des débuts. Cette télévision établit une différence claire entre la réalité et la fiction. Les genres y sont clairement identifiés. Les rares membres du public qui « passent à la télé » sont des gens de mérite, des experts. Car la télévision a pour mission d'éduquer le public.
La néo-télévision, c'est la télévision des années 80, une télévision relationnelle. Avec l'avancée de la technologie, les outils techniques comme les micros s'effacent, donnant au média une apparence plus naturelle qui s'accorde avec sa tendance intimiste : les télé-réalités et les magazines privilégient les témoignages intimes de membres du public, doublés ensuite par un discours expert –en France, on se souvient de Psy-show (1983), animé par Serge Leclaire, premier disciple de Lacan.
La post-télévision, enfin, est caractérisée par l'avènement de la télé-réalité. Dans cette télévision-là, le public est passé de l'état d'objet à celui de sujet. Il n'est pas là pour apporter son témoignage dans une émission au genre bien défini, au thème bien circonscrit ; il accepte de se prêter à une mise en situation : la télé-réalité est avant tout de la télévision expérimentale. Mais dans cette télé là, pas de retour sur les faits pour une perspective psychanalytique, ou même psycho-sociologique ; le public n'est plus là pour être éduqué, il est considéré comme adulte –même si un fort pourcentage de l'auditoire est adolescent.
Le spectateur ne tirera de ces émissions que ce que lui permettra son bagage culturel.
La réalité si je mens, Analyse critique de la télé-réalité, Collection Les dossiers de l'éducation aux médias, editions Média animation, 2009
Vincent Monnier, La tambouille de la télé-réalité, in Le Nouvel Observateur n° 2308
Virginie Deroubaix De la téléréalité, Université de Laval, 2006