Qui sont les intimidateurs et pourquoi le font-ils ?
Il est prouvé que certaines possibilités et valeurs par défaut des médias numériques, en particulier les « pièges de l’empathie » qui nous empêchent de ressentir de l’empathie dans des situations où nous le ferions normalement, peuvent amener les gens à être plus susceptibles de se livrer à la cyberintimidation et de voir des conflits en ligne s’envenimer[3]. Cependant, faire un effort conscient pour ressentir de l’empathie peut demander un effort que les gens ne sont pas prêts à faire[4].
Cibles et agresseurs
Dans le cyberespace, il existe un lien étroit entre le cyberintimidateur et la victime: l’étude de HabiloMédias a révélé que la moitié des jeunes qui avaient intimidé quelqu’un en ligne ont déclaré qu’ils l’avaient fait parce que cette personne avait d’abord dit quelque chose de méchant ou de cruel à leur sujet ou d’un ami d’abord[5]. Il n’est pas inhabituel que dans un contexte d’intimidation, les deux parties estiment être des victimes, et il est prouvé que les algorithmes utilisés par les réseaux sociaux et les sites de diffusion de vidéos pour sélectionner et recommander des contenus favorisent « l’amplification des contenus émotionnels, et en particulier des messages qui expriment de la colère et de l’animosité à l’égard d’un groupe précis[6] ».
Une des difficultés qui se pose dans la lutte contre la cyberintimidation est que ce terme a peu de sens pour les jeunes. Comme le remarque Danah Boyd du Berkman Center for Internet and Society, pour les jeunes, ce que les adultes qualifient de cyberintimidation, c’est « se disputer », « commencer quelque chose » ou « faire un drame ».[7] Il s’agit souvent d’activités considérées comme des formes de cyberintimidation, telles que faire circuler des rumeurs ou exclure des camarades de son cercle social. Les garçons qualifient souvent ce qu’ils font en ligne – se faire passer pour une autre personne ou afficher des vidéos embarrassantes – de blagues et non d’intimidation. Les recherches de HabiloMédias ont révélé que les filles sont beaucoup plus susceptibles de faire preuve de méchanceté et de cruauté en ligne en réponse à une personne qui les a blessées en premier (42 % contre 26 % des garçons), et que les garçons sont plus susceptibles d’invoquer la « plaisanterie » pour justifier ce comportement (60 % contre 44 % des filles)[8].
Dans les deux cas, il y a plusieurs raisons pour lesquelles les jeunes préfèrent ne pas qualifier ce qu’ils font (ou ce que d’autres leur font) d’intimidation. D’une part, ils considèrent l’intimidation comme un comportement puéril, associé à l’école élémentaire ou intermédiaire, tandis que « faire un drame », « jouer un tour » ou « faire une blague » est plus adulte. Mais surtout, il est utile d’éviter le terme « intimidation » tant pour l’intimidatrice que pour la cible, parce que cela masque l’abus de pouvoir entre les deux parties : l’instigatrice n’a pas à se considérer comme une intimidatrice et la cible n’a pas à se voir comme une victime[9].
Ces deux attitudes sont des exemples de désengagement moral, le mécanisme psychologique par lequel nous nous convainquons qu’il est acceptable de faire quelque chose que nous savons être mal, ou de ne pas faire quelque chose que nous savons être bien. Les formes de désengagement moral les plus fortement associées à la cyberintimidation sont la comparaison avantageuse, c’est-à-dire comparer une action à quelque chose de pire (p. ex. se dire que la cyberintimidation n’est pas aussi grave que l’intimidation hors ligne), et la déshumanisation, un autre lien entre la cyberintimidation et la haine en ligne[10].
Un petit nombre de jeunes (5 %, selon une étude récente)[11] peuvent à la fois être les victimes et les auteurs de cyberintimidation parce qu’ils se cyberintimident eux-mêmes, en créant des comptes anonymes ou pseudonymes pour publier des commentaires négatifs à leur sujet « afin de gérer leurs sentiments de tristesse et de haine de soi et d’attirer l’attention de leurs amis[12] ».
Témoins
Les témoins d’intimidation ont un rôle extrêmement important à jouer dans l’issue de la cyberintimidation, qui se passe souvent hors du regard des adultes ; en effet, ils représentent le consensus social et, à ce titre, ils sont extrêmement importants pour stopper, ou au contraire entériner, la cyberintimidation. La réaction des témoins – qu’ils interviennent, qu’ils participent à l’intimidation ou qu’ils s’abstiennent – peut faire une très grande différence quant à l’impact de l’incident. C’est l’une des raisons pour lesquelles les incidents et les relations d’intimidation peuvent être plus graves lorsqu’ils ont une composante virtuelle : lorsque l’intimidation a lieu dans un environnement virtuel, tout le cercle social de la cible peut en être témoin. L’étude de HabiloMédias a révélé que la moitié (49 %) des jeunes de la 4e à la 11e année ont été témoins de comportements méchants ou cruels en ligne. Les garçons et les filles étaient tout aussi susceptibles d’en être témoins, tout comme les jeunes blancs et racialisés, alors que les jeunes présentant une ou plusieurs incapacités étaient nettement plus susceptibles d’en être témoins (67 % contre 43 % des garçons n’ayant aucune incapacité)[13].
Types d’intimidateurs
La recherche sur l’intimidation hors ligne a montré qu’il existe deux types de jeunes qui intimident : les intimidateurs « purs » et les intimidateurs victimes.
Les intimidateurs « purs » sont ceux qui se livrent à des actes d’intimidation malgré un statut social relativement élevé. Ils ne sont pas des marginaux, ne souffrent pas d’une mauvaise estime d’eux-mêmes, et ne sont pas susceptibles d’être eux-mêmes‑ la cible d’intimidation[14]. Ils ont beaucoup d’empathie cognitive, c’est-à-dire la capacité de définir les sentiments d’autrui, mais peu d’empathie affective, ce qui signifie qu’elles ne sont pas susceptibles de partager émotionnellement les sentiments d’autrui[15]. Ils ont un grand ego et une réaction défensive aux critiques[16]. Ils sont plus susceptibles d’être les auteurs d’actes d’intimidation pour améliorer leur statut social[17] et d’utiliser des tactiques d’intimidation pour obtenir ce qu’ils veulent.[18] Les intimidateurs victimes ont été eux-mêmes victimes d’intimidation[19] et proviennent souvent de foyers où règle la violence familiale ou de foyers où elles sont victimes d’intimidation de la part de membres de leur famille[20].
Des recherches récentes portant précisément sur la cyberintimidation ont révélé que de nombreux intimidateurs qui semblent correspondre au modèle de l’intimidateur « pur », qui « adoptent un comportement antisocial en ligne pour le plaisir et l’approbation sociale », ont également un faible niveau d’empathie cognitive, « indiquant que les intimidateurs peuvent adopter un comportement antisocial en ligne parce qu’ils ne comprennent pas ce que ressentent leurs victimes[21] ». De même, les recherches de HabiloMédias ont révélé que la dynamique de l’intimidateur victime entre souvent en jeu en ligne : 35 % des élèves qui ont été méchants ou cruels en ligne ont déclaré l’avoir fait parce que « la personne avait déjà dit quelque chose de méchant et de cruel à mon sujet », 22 % ont dit que la « personne avait déjà dit quelque chose de méchant et de cruel au sujet de mon ami », et 20 % ont indiqué qu’ils l’avaient fait parce qu’ils voulaient se « venger de la personne pour une autre raison[22] ».
En examinant les tendances en matière de cyberintimidation, les enquiquineurs sont presque toujours des intimidateurs « purs ». Un conflit entre un intimidateur « pur » et une victime-intimidateur, ou deux victimes-intimidateurs, peut facilement passer du drame au harcèlement. Les recherches sur la violence dans les relations hors ligne indiquent également deux tendances similaires : une relation au sein de laquelle un partenaire (presque toujours un homme) tente de dominer l’autre, et une relation au sein de laquelle les deux partenaires s’abusent mutuellement[23].
[1] Sabella, R. A., Patchin, J. W., & Hinduja, S. (2013). Cyberbullying myths and realities. Computers in Human behavior, 29(6), 2703-2711.
[2] Pfattheicher, S., Lazarević, L. B., Westgate, E. C., & Schindler, S. (2021). On the relation of boredom and sadistic aggression. Journal of Personality and Social Psychology, 121(3), 573.
[3] Lapidot-Lefler, N., & Barak, A. (2012). Effects of anonymity, invisibility, and lack of eye-contact on toxic online disinhibition. Computers in human behavior, 28(2), 434-443.
[4] Cameron, C. D., Hutcherson, C. A., Ferguson, A. M., Scheffer, J. A., Hadjiandreou, E., & Inzlicht, M. (2019). Empathy is hard work: People choose to avoid empathy because of its cognitive costs. Journal of Experimental Psychology: General, 148(6), 962.
[5] HabiloMédias. (2023). « Jeunes Canadiens dans un monde branché, phase IV : La méchanceté et la cruauté en ligne. » HabiloMédias. Ottawa.
[6] Milli, S., Carroll, M., Pandey, S., Wang, Y., & Dragan, A. D. (2023). Twitter's Algorithm: Amplifying Anger, Animosity, and Affective Polarization. arXiv preprint arXiv:2305.16941. [traduction]
[7] Marwick, Dr. Alice, and Dr. danah boyd. The Drama! Teen Conflict, Gossip, and Bullying in Networked Publics
[8] HabiloMédias. (2023). « Jeunes Canadiens dans un monde branché, phase IV : La méchanceté et la cruauté en ligne. » HabiloMédias. Ottawa.
[9] Marwick, Dr. Alice, and Dr. danah boyd. The Drama! Teen Conflict, Gossip, and Bullying in Networked Publics
[10] Meter, D. J., Beckert, T. E., Budziszewski, R., & Phillips, A. (2021). Social cognitive factors associated with sharing overt and relational cyberaggression digitally. International journal of bullying prevention, 3, 147-158.; Nocera, T. R., Dahlen, E. R., Poor, A., Strowd, J., Dortch, A., & Van Overloop, E. C. (2022). Moral disengagement mechanisms predict cyber aggression among emerging adults. Cyberpsychology: Journal of Psychosocial Research on Cyberspace, 16(1), Article 6. https://doi.org/10.5817/CP2022-1-6
[11] Patchin, J. W., Hinduja, S., & Meldrum, R. C. (2023). Digital self‐harm and suicidality among adolescents. Child and adolescent mental health, 28(1), 52-59.
[12] Fraga, J. (2018) When teens cyberbully themselves. NPR. https://www.npr.org/sections/health-shots/2018/04/21/604073315/when-teens-cyberbully-themselves [traduction]
[13] HabiloMédias. (2023). « Jeunes Canadiens dans un monde branché, phase IV : La méchanceté et la cruauté en ligne. » HabiloMédias. Ottawa.
[14] Bihm, E et al. (2019) Bullies – Offenders or defenders? Society for personality and social psychology. Retrieved from https://www.spsp.org/news-center/blog/nail-simon-bihm-bullies
[15] Lereya, S et al (2015). Long-term effects of bullying. U.S. National Library of Medicine National Institutes of Health. 100(9), 879-885.
[16] Ibid.
[17] Faris, R., Felmlee, D., & McMillan, C. (2020). With Friends Like These: Aggression from Amity and Equivalence. American Journal of Sociology, 126(3), 673-713.
[18] Lereya, S et al (2015). Long-term effects of bullying. U.S. National Library of Medicine National Institutes of Health. 100(9), 879-885.
[19] Gordon, S (2020). Understanding the challenges bully-victims face. Very Well Family. Consulté sur le site https://www.verywellfamily.com/consequences-bully-victims-experience-460511
[20] Ibid.
[21] Soares, F. B., Gruzd, A., Jacobson, J., & Hodson, J. (2023). To troll or not to troll: Young adults’ anti-social behaviour on social media. PLoS one, 18(5), e0284374. [traduction]
[22] HabiloMédias. (2023). « Jeunes Canadiens dans un monde branché, phase IV : La méchanceté et la cruauté en ligne. » HabiloMédias. Ottawa.
[23] Johnson, M. (1995). Patriarchal terrorism and common couple violence: two forms of violence against women. Journal of Marriage and the Family; 57:283–294. Consulté sur le site http://www.popline.org/node/309622