Concepts clés de la littératie aux médias numériques

Les éducateurs aux médias fondent leur enseignement sur les concepts clés de la littératie aux médias numériques, lesquels constituent une base efficace pour examiner les médias de masse et la culture populaire. Comme l’a dit Len Masterman, pionnier de l’éducation aux médias : « Les médias peuvent être enseignés plus efficacement non pas par une approche centrée sur le contenu, mais par l’application d’un cadre conceptuel qui peut aider les élèves à donner un sens à tout texte médiatique[1]. »

En termes simples, ce sont les concepts que les élèves doivent comprendre pour être compétents en matière de médias. Les élèves n’ont pas besoin d’être capables d’articuler les concepts ou de les apprendre mot pour mot, mais ils doivent pouvoir les utiliser pour poser des questions critiques et comprendre les phénomènes médiatiques.

Concepts clés

  • Fournir aux enseignants une base théorique pour élaborer leurs propres activités d’éducation aux médias, même s’ils ne sont pas des spécialistes de l’étude des médias. Si l’accent mis sur les concepts clés ne doit certainement pas être considéré comme une justification pour ne pas fournir une formation plus approfondie en matière d’éducation aux médias et aux médias numériques, il donne au moins aux enseignants et aux élèves un moyen de commencer à poser des questions. De même, s’ils n’excusent pas l’absence de technologies numériques dans les écoles, ils rendent possible la littératie aux médias numériques sans technologie, et donnent aux enseignants la liberté et la flexibilité de décider à quel moment l’éducation aux médias numérique devrait être enseignée en utilisant peu de technologies numériques, voire aucune, ainsi que la capacité d’enseigner la littératie aux médias numériques lorsque l’accès à la technologie est limité ou inexistant.
  • Fournir un langage commun pour la création et le partage de ressources. Les enseignants de chaque province et territoire, et du monde entier, peuvent se référer aux concepts clés lorsqu’ils conçoivent et partagent des leçons ou des activités.
  • Fournir un parcours d’apprentissage à mesure que les enfants grandissent et se développent. Puisque ces concepts sont si fondamentaux, les élèves peuvent les apprendre d’une manière qui convient à leur stade de développement.
  • Permettre aux élèves de transférer les compétences acquises dans différents contextes. Par exemple, apprendre aux élèves à authentifier des informations pour un travail en classe leur apprend comment le faire dans un contexte scolaire, mais pas comment, ou pourquoi, le faire dans d’autres situations. Une approche basée sur des concepts clés fournit un principe d’organisation dans lequel les compétences propres aux différents contextes et disciplines peuvent être appliquées.
  • Donner aux enseignants les outils nécessaires pour élaborer leur propre matériel et adapter le matériel aux besoins de leurs élèves. Bien que HabiloMédias offre un cadre de compétences en médias numériques et une vaste bibliothèque de leçons, ces concepts clés permettent aux enseignants d’adapter nos ressources au contexte des élèves et d’élaborer leurs propres leçons et activités.
  • Permettre aux enseignants d’ajouter un volet d’éducation aux médias numériques aux activités ou aux leçons existantes.
  • Placer les élèves en position d’experts en contenu ou technologie, permettant ainsi aux enseignants de leur enseigner une réflexion davantage critique.
  • Empêcher que les ressources deviennent obsolètes lorsque les habitudes médiatiques des élèves changent. Le contenu spécifique étant généralement moins important que la compréhension des concepts clés par les élèves, dans bon nombre de cas, il suffit, pour maintenir une activité à jour, de trouver des exemples plus récents.

Lorsque les activités nécessitent une mise à jour plus importante, les concepts clés nous aident à cerner les raisons pour lesquelles l’approche actuelle ne fonctionne pas et à élaborer de nouvelles approches qui fonctionneront. Par exemple, les premières approches de l’éducation aux médias visant à vérifier l’information, comme le test CRAAP, ont été élaborées à une époque où la création de médias était coûteuse et un petit nombre de gardiens contrôlaient la majeure partie de la distribution, de sorte qu’il était logique de juger les sources principalement par une lecture attentive, en analysant notamment le ton, la partialité et l’utilisation de remarques tendancieuses. Toutefois, dans l’environnement médiatique réseauté d’aujourd’hui, la surcharge d’informations constitue un problème, de sorte que les élèves doivent maintenant apprendre à trier leurs sources d’abord, en utilisant des outils réseautés pour la lecture latérale afin de déterminer rapidement celles qui méritent une lecture attentive et celles qui n’en valent pas la peine[2].

Plus important encore, les concepts clés fournissent une perspective pour analyser tout texte ou expérience médiatique. Parfois, en particulier chez les jeunes enfants, un seul concept suffira à nous aider à comprendre quelque chose : souvent, deux « perspectives » ou plus seront regroupées, ou la tension entre les deux perspectives pourra être explorée. Les questions générales qui suivent chaque concept clé ci-dessous peuvent servir d’exemples, tout comme les questions plus précises dans les différentes sections de ce site Web.

Pour enseigner les concepts clés aux élèves, consultez les ressources de nos programmes Éducation médias 101 et Littératie numérique 101.

Concepts clés de l’éducation aux médias et de la littératie numérique

Bien que l’étude des médias existe depuis près de 100 ans, relativement peu d’enseignants y ont été exposés ou ont reçu une formation spécialisée. C’est pourquoi, dans les années 1980, des éducateurs aux médias comme Len Masterman et Barry Duncan ont défini les éléments de ce riche domaine qu’il était le plus important que les élèves comprennent avant d’obtenir leur diplôme, et les ont « simplifiés dans un cadre plus accessible aux enseignants et applicable aux élèves[3] ».

De plus en plus, les chercheurs estiment que « la littératie numérique et l’éducation aux médias devraient être enseignées en tant que littératie, et les domaines de l’éducation aux médias et de la littératie numérique ne peuvent plus exister séparément l’un de l’autre[4] ». Si les concepts clés initiaux de l’éducation aux médias sont aussi pertinents aujourd’hui qu’ils l’étaient à l’époque, certains aspects des médias réseautés, comme les conflits en ligne ou les problèmes de confidentialité, ne peuvent pas être adéquatement analysés en ne tenant compte que de ces seuls concepts clés. Pour combler cette lacune, HabiloMédias a élaboré des concepts clés de la littératie numérique afin de relever des idées essentielles qui, bien qu’elles ne reflètent pas tous les aspects de la recherche, fournissent aux enseignants, qui peuvent se sentir mal préparés à aborder des enjeux numériques en classe, un outil polyvalent pour enseigner la littératie numérique et évaluer l’apprentissage de leurs élèves.

Ces nouveaux concepts clés nous permettent d’appliquer un cadre d’éducation aux médias aux médias numériques tout en respectant les différences fondamentales entre les médias numériques et traditionnels. Bien que la littératie numérique et l’éducation aux médias s’appuient sur la même compétence de base qu’est l’esprit critique, le fait que la plupart des médias numériques soient réseautés et interactifs soulève des questions supplémentaires et exige des habitudes et des compétences supplémentaires : l’éducation aux médias vise généralement à apprendre aux jeunes à être des consommateurs de médias engagés de manière critique, tandis que la littératie numérique vise davantage à permettre aux jeunes de participer aux médias numériques de manière judicieuse, sûre et éthique.

Cependant, il est essentiel de se rappeler que la littératie numérique ne remplace pas l’éducation aux médias et n’y est pas non plus parallèle, mais qu’elle s’appuie sur elle, tout en intégrant de nouveaux concepts découlant de la dimension supplémentaire de l’interactivité réseautée. Parallèlement, de nombreux enjeux numériques ne peuvent pas être compris sans une éducation aux médias traditionnels. Par exemple, les jeunes ne peuvent pas comprendre pleinement pourquoi les services en ligne veulent recueillir leurs renseignements personnels sans explorer les considérations commerciales de ces services, une préoccupation traditionnelle de l’éducation aux médias. Même un sujet très technique comme le rôle des algorithmes (comme l’algorithme de recherche de Google ou le fil d’actualités de Facebook) dans l’orientation de notre expérience et de nos comportements en ligne ne peut vraiment être compris que par l’optique de l’éducation aux médias puisqu’il faut reconnaître que ces algorithmes ont été créés par des personnes et qu’ils ne sont pas des outils neutres, mais reflètent plutôt les partis pris et les hypothèses de leurs créateurs[5].

Les technologies numériques ont également altéré le rôle de la création de médias dans l’éducation aux médias : alors qu’elle était autrefois reléguée au second plan par rapport à l’analyse critique des médias, réalisée en grande partie pour offrir une compréhension plus approfondie des médias et des genres, dans l’espoir que très peu d’élèves créeraient des médias pour eux-mêmes (à des fins personnelles ou professionnelles), aujourd’hui, presque tous les jeunes créent et publient des œuvres médiatiques d’un type ou d’un autre sur des plateformes où les obstacles à l’accès sont minimes, voire inexistants, et les éducateurs se démènent pour leur apprendre à appliquer une pensée critique et éthique. Il est donc d’autant plus urgent que les élèves comprennent et appliquent les concepts clés de la littératie aux médias numériques.

1. Les médias sont des constructions

Nous considérons instinctivement que les médias sont comme des fenêtres, permettant une vision non filtrée du monde. En réalité, les médias sont des cadres qui sélectionnent et orientent notre attention. Les œuvres médiatiques sont créées par des personnes qui choisissent ce qu’elles veulent inclure, ce qu’elles veulent laisser de côté et comment elles veulent présenter ce qui est inclus.

Chaque aspect d’une œuvre médiatique est le résultat d’un choix, mais tous les choix ne sont pas libres ou conscients. Les décisions sont fondées sur le point de vue des créateurs, qui aura été façonné par leurs opinions, hypothèses et préjugés, ainsi que par les médias auxquels ils ont été exposés. Par conséquent, bien que nous considérions instinctivement de nombreuses œuvres médiatiques comme des représentations directes de la réalité, les œuvres médiatiques ne sont jamais des reflets entièrement exacts du monde réel : même le journaliste ou le réalisateur de documentaires le plus objectif doit décider des séquences à utiliser et à couper, ainsi que de l’emplacement de la caméra. Le fait que nous considérions une marionnette comme une personne, par exemple, même lorsque nous voyons le marionnettiste, montre à quel point notre esprit considère les médias comme reflétant la réalité. L’instinct qui nous pousse à les considérer comme réels, même lorsque nous voyons des preuves qu’ils ne le sont pas, explique pourquoi il est important de poser des questions critiques sur les réalités que nous montrent les médias.

Exemples de questions à poser

  • Qui a créé cette œuvre médiatique?
  • Quel est son objectif?
  • Quelles hypothèses ou croyances de ses créateurs se reflètent dans le contenu?

2. Les médias ont des implications commerciales

La plupart des productions médiatiques sont des entreprises et doivent, par conséquent, réaliser des bénéfices. Aussi, les industries médiatiques appartiennent à un puissant réseau de sociétés qui exercent une influence sur le contenu et la distribution. Les questions de propriété et de contrôle sont centrales : un nombre relativement restreint de personnes contrôlent ce que nous regardons, lisons et entendons dans les médias. Même dans les cas où le contenu des médias n’est pas réalisé dans un but lucratif, comme les vidéos sur YouTube et les publications sur Facebook, les modes de distribution du contenu sont presque toujours gérés dans une optique de profit. Cependant, la pression commerciale n’est pas à sens unique : « La production professionnelle de médias suit une logique industrielle, un cadre et un processus de production hautement structurés et routinisé, tout en subissant des changements pour s’adapter à des publics inconstants qui sont de moins en moins susceptibles de se rassembler en "masse" autour d’un contenu[6]. » De même, les opinions stéréotypées dans un secteur peuvent avoir plus d’influence que la réalité commerciale : par exemple, bien que les films qui comptent au moins 2 réalisateurs, producteurs ou scénaristes noirs récoltent en moyenne 10 % de plus que les autres qui n’en comptent pas, les Noirs sont toujours fortement sous-représentés à Hollywood, pour un coût estimé à 10 milliards de dollars américains par année[7].

Il est essentiel de comprendre le modèle commercial de l’auteur d’une œuvre médiatique pour pouvoir l’analyser. Par exemple, si les organes de presse peuvent être influencés par les opinions ou les intérêts de leurs propriétaires, leur contenu est bien plus influencé par une considération commerciale : l’opinion de leur public[8]. Les organes de presse peuvent attirer le public en fournissant des informations exactes, des informations divertissantes, et des informations qui affirment et renforcent l’identité du public. La plupart des médias fournissent au moins quelques‑uns de ces éléments, mais il faut comprendre lesquels ont le plus d’impact sur les bénéfices nets d’un média particulier pour pouvoir s’engager de manière critique à son égard : plus les gens en savent sur le fonctionnement réel de l’industrie de l’information, par exemple, moins ils sont susceptibles de croire aux théories du complot[9].

De même, il faut comprendre le modèle commercial d’une plateforme en ligne, comme un moteur de recherche ou un réseau social, pour connaître les conséquences de son utilisation sur votre vie privée et les objectifs pour lesquels ses algorithmes ont été optimisés. Par exemple, un moteur de recherche optimisé en fonction de la pertinence, c’est-à-dire qui vous donne les informations qu’il pense que vous voulez voir, donnera des résultats différents de ceux d’un moteur de recherche qui accorde plus d’importance aux résultats précis et fiables. De même, presque tous les réseaux sociaux et les sites de divertissement sont optimisés pour que vous continuiez d’interagir sur le site, vous encourageant ainsi à y rester plus longtemps et à y revenir plus souvent.

Exemples de questions à poser

  • Quel est l’objectif commercial de cette œuvre médiatique (en d’autres termes, comment va-t-elle aider quelqu’un à gagner de l’argent)?
  • Dans quelle mesure influence-t-il le contenu et la façon dont il est communiqué?
  • Dans quelle mesure les considérations de coûts ont-elles influencé la réalisation de l’œuvre (distribution des rôles, effets spéciaux, codage, etc.)?
  • Dans quelle mesure ces objectifs influencent-ils le contenu et la façon dont il est communiqué?

3. Les médias ont des implications sociales et politiques

« Les poètes sont les législateurs inavoués du monde. » – Percy Bysshe Shelley

Savoir si les médias nous affectent, et comment, est l’une des questions les plus vieilles et les plus controversées de l’étude des médias. Si peu de chercheurs croient encore que les médias affectent tout le monde de la même façon, la recherche a montré à maintes reprises qu’ils nous influencent. Dans certains cas, l’impact est direct : une étude a révélé que plus de la moitié des Américains avaient fait quelque chose après l’avoir vu dans un film ou une émission de télévision, et qu’un tiers d’entre eux avaient cherché à en savoir plus sur un sujet après l’avoir vu dans une œuvre de fiction[10]. Toutefois, les effets des médias sont plus souvent indirects : les médias transmettent des messages idéologiques sur les valeurs, le pouvoir et l’autorité.

Les personnes ou les choses qui sont absentes des médias peuvent être plus importantes que celles qui sont incluses. Ces messages peuvent être le résultat de décisions conscientes, mais le plus souvent ils sont le fruit de préjugés inconscients et d’hypothèses incontestées, et ils peuvent avoir une influence considérable sur ce que nous pensons et croyons.

Par conséquent, les médias ont une grande influence sur la politique et le changement social par le biais de ce que l’on appelle l’établissement du programme : comme l’a dit le politologue Bernard Cohen, les médias « ne réussissent pas toujours à dire aux gens ce qu’ils doivent penser, mais ils réussissent étonnamment bien à dire à leurs lecteurs à quoi ils doivent penser[11] ». La couverture des journaux télévisés et la publicité peuvent grandement influencer l’élection d’un dirigeant national sur la base de son image. Les représentations des enjeux mondiaux, tant dans le journalisme que la fiction, peuvent influencer l’attention qu’ils reçoivent, et l’opinion de la société à l’égard de différents groupes peut être directement influencée par la façon dont ils apparaissent dans les médias, et la fréquence à laquelle ils le sont.

Comme pour les considérations commerciales, les répercussions sociales et politiques fonctionnent souvent dans les deux sens. Les tendances politiques des organes de presse, par exemple, sont davantage influencées par leur public que par leurs propriétaires[12], et les publics des deux camps ont généralement le sentiment que les médias sont biaisés à leur encontre[13]. Par conséquent, il n’est généralement pas utile d’accorder trop d’attention aux motivations des créateurs de médias quant aux répercussions sociales et politiques. Aucun texte n’est neutre : si les intentions des créateurs ne sont pas sans importance, il y a très peu de différence entre l’impact d’une représentation voulue par le créateur et celui d’une représentation qui est le produit inconscient de ses hypothèses, de son impression de ce que veut le public, de considérations commerciales, des opinions stéréotypées[14], etc. En fait, les répercussions involontaires peuvent être plus puissantes puisqu’elles sont moins évidentes, et donc moins susceptibles de déclencher l’esprit critique du public.

Ce concept et le précédent sont de bons exemples de la façon dont différents concepts peuvent être en conflit. Si les annonceurs ont leurs propres objectifs politiques, ces derniers font souvent contrepoids aux tendances partisanes d’un organe de presse[15]. Une bonne mesure de la fiabilité d’une source d’information pourrait donc être la suivante : « Jusqu’à quel point un média est-il prêt à s’écarter de la zone de confort politique de son public au nom d’un reportage exact? »

Exemples de questions à poser

  • Quelles personnes et choses sont montrées sous un jour positif? Sous un jour négatif?
  • Pourquoi ces personnes et choses sont-elles montrées de cette façon?
  • Quelles personnes et choses ne sont pas montrées du tout? Quelles voix, perspectives et expériences sont manquantes?
  • Quelles conclusions le public pourrait-il tirer de ce qui précède?
  • Quels sont les points de vue du public cible? Comment peuvent-ils influencer l’œuvre médiatique?

4. Le public décode ou interprète le sens d’un message

La signification d’un œuvre médiatique n’est pas créée uniquement par ses créateurs, mais est plutôt le fruit d’une collaboration entre eux et le public, ce qui signifie que des publics différents peuvent retirer des significations différentes d’une même œuvre. Tout comme les œuvres médiatiques ne sont jamais neutres, la façon dont nous les lisons ne l’est pas non plus.

« Chaque fois que nous lisons, écrivons ou créons, nous nous appuyons sur nos expériences passées et notre compréhension du fonctionnement du monde. Si vous êtes d’accord avec un texte, il est facile de le lire favorablement et difficile de le lire sévèrement. En revanche, si vous estimez que le texte est offensant, il est difficile de s’y engager. Mais nous devons faire les deux : nous devons nous engager envers des textes dans leurs propres termes, à la fois pour apprendre d’eux et les critiquer, et nous devons reconnaître que nos identités façonnent la façon dont nous consommons et produisons des textes[16]. »

L’interaction entre ce concept clé et le précédent est bien résumée par Kathleen Hall Jamieson de l’Annenberg Public Policy Center de l’Université de Pennsylvanie : « L’exposition prolongée aux messages médiatiques a un impact sur les attitudes, mais les publics sont également prédisposés à certaines croyances et les producteurs sont à l’écoute de ce que les publics veulent entendre[17]. » L’éducation aux médias nous encourage à comprendre comment des facteurs individuels, comme l’âge, le genre, la race et le statut social, affectent nos interprétations des médias.

Cependant, il est important de ne pas surestimer la liberté dont nous disposons pour négocier le sens. Les publics, en particulier ceux qui appartiennent à des groupes traditionnellement marginalisés dans les industries médiatiques, se livrent à une « lecture résistante », interprétant les œuvres d’une manière qui va directement à l’encontre du sens généralement accepté. Il n’en reste pas moins vrai que, comme le dit Bell Hooks, « si les publics ne sont manifestement pas passifs et sont capables de choisir, il est simultanément vrai qu’il existe certains messages "acceptés" qui sont rarement modérés par la volonté du public[18] ».

En d’autres termes, si nous n’acceptons pas automatiquement le sens superficiel des œuvres médiatiques, la plupart d’entre nous en retirent un sens qui en est assez proche. Seul un petit nombre de personnes, principalement celles dont l’identité ou l’expérience les conduit à une lecture résistante, comme les femmes, les personnes racialisées, les membres de la communauté LGBTQ et d’autres qui ont été historiquement mal ou sous-représentés dans les médias, auront une interprétation sensiblement différente. Toutefois, tant que les membres de ces groupes n’auront pas une participation plus significative dans les industries médiatiques, ni les représentations ni l’interprétation qu’en fait le grand public ne seront susceptibles de changer.

De même, certaines œuvres se prêtent mieux aux lectures résistantes que d’autres : dans la plupart des jeux vidéo, par exemple, le « jeu résistant », c’est-à-dire choisir des actions autres que celles que les concepteurs supposent que vous allez prendre, vous empêchera de progresser très loin dans le jeu[19], ce qui illustre bien le lien entre le concept clé et le suivant, à savoir que chaque média possède une forme esthétique unique.

Exemples de questions à poser

  • Comment différentes personnes peuvent-elles voir cette œuvre médiatique différemment?
  • Comment vous sentez-vous, en fonction de votre ressemblance ou de votre différence par rapport aux personnes représentées dans l’œuvre médiatique?
  • Comment les créateurs ont-ils été influencés par leur perception du public visé?
  • Quelles autres lectures sont possibles?
  • Comment le média ou le genre influence-t-il la facilité ou la difficulté de « lire un texte à contre-courant »?

5. Chaque média a une forme artistique unique

Le contenu des médias dépend en partie de la nature du média, ce qui inclut les exigences techniques, commerciales et narratives de chaque média : par exemple, la nature interactive des jeux vidéo entraîne des formes de narration différentes, et des exigences différentes pour les créateurs de médias, de celles observées pour le cinéma et la télévision. Les différents médias requièrent différents niveaux de « littératie » pour les comprendre puisqu’ils reposent sur des codes et des conventions pour communiquer un sens. Certains, comme la télévision, sont conçus pour être aussi accessibles que possible, alors que d’autres, comme le cinéma ou les bandes dessinées, utilisent des techniques dont le décodage nécessite une plus grande connaissance, et quelques-uns (comme les jeux vidéo) exigent la maîtrise de compétences spécialisées pour voir tout leur contenu. (De nombreux genres ont également des codes et des conventions spécialisés.)

Tous les médias et les genres ont des « règles » que les créateurs utilisent pour diriger notre attention (comme les découpages et les gros plans) et infléchir notre expérience (comme les angles et la musique), que nous pouvons apprendre à reconnaître et à analyser[20]. Apprendre le « langage » d’un média est nécessaire pour rassembler des preuves à l’appui d’une interprétation, mais il peut aussi avoir des applications plus immédiates : par exemple, apprendre à reconnaître les caractéristiques de surface que la plupart d’entre nous utilisons pour juger de fiabilité d’un site Web, et savoir que les diffuseurs d’informations trompeuses utilisent délibérément ces caractéristiques pour nous tromper, est une partie essentielle de l’apprentissage de la reconnaissance de la vérité en ligne.

Depuis que le « zapping » est devenu la norme à l’époque des nouvelles par câble, l’expérience médiatique met maintenant l’accent sur la fluidité, plutôt que sur la présentation, et c’est maintenant le paramètre par défaut sur des plateformes comme YouTube, Netflix et TikTok, ce qui signifie que notre analyse de la forme, des codes et des conventions doit être appliquée non seulement à des œuvres médiatiques précises, mais aussi à l’ensemble du média : par exemple, il était relativement facile de s’en prendre aux publicités télévisées puisqu’elles interrompaient la présentation, mais les publicités des influenceurs d’aujourd’hui n’interrompent pas la fluidité.

Exemples de questions à poser

  • Quelles techniques l’œuvre médiatique utilise-t-elle pour attirer votre attention et communiquer son message?
  • De quelle manière les images de l’œuvre médiatique sont-elles manipulées par diverses techniques (p. ex. éclairage, maquillage, angle de caméra, manipulation de photos)?
  • Quelles sont les attentes du genre (p. ex. publicité imprimée, dramatiques télévisées, vidéos de réaction, publications Instagram) par rapport à son sujet?

6. Les médias numériques sont en réseau

Dans les médias traditionnels, le contenu circulait dans un seul sens : les producteurs le créaient, puis le vendaient ou le concédaient à des distributeurs qui vous l’offraient ensuite. En revanche, dans les médias numériques, vous n’êtes plus le dernier maillon d’une chaîne de distribution, mais un nœud au milieu d’un réseau infini. Vous pouvez partager du contenu avec d’autres personnes aussi facilement qu’un producteur ou un distributeur le fait avec vous. La collaboration et le dialogue représentent la norme, plutôt que la création et la diffusion solitaires, et changent parfois le contenu que nous voyons.

Pour qu’un média soit réseauté, il doit présenter trois caractéristiques :

  • tous les nœuds doivent être connectés ou connectables (bien qu’il puisse y avoir de nombreux nœuds intermédiaires);
  • il doit être possible d’envoyer (et de recevoir) des messages en provenance et à destination de nœuds multiples en même temps (plusieurs-à-plusieurs);
  • les connexions doivent être bidirectionnelles : les nœuds doivent pouvoir interagir (bien que cette interactivité puisse être asymétrique : les gens sur Twitter ne nous suivent pas automatiquement, par exemple. De même, les plateformes réseautées peuvent limiter votre capacité d’interagir. Vos possibilités d’interaction consciente avec Netflix sont limitées, mais les informations, comme le contenu que vous aimez regarder, lui reviennent toujours selon ses conditions.)

Dans les réseaux, le pouvoir n’est pas hiérarchique, mais il n’est pas non plus réparti de manière égale : il réside dans les nœuds ayant le plus grand nombre de liens, et les plus asymétriques, ce qui signifie que ceux qui avaient un pouvoir de contrôle dans l’ancien environnement médiatique ont vu leur influence être réduite, mais pas éliminée. Le pouvoir dans les réseaux peut être imaginé en termes d’interdépendance et de proximité : l’interdépendance « mesure le contrôle qu’exerce un nœud sur ce qui circule sur le réseau » alors que la proximité « mesure la facilité avec laquelle un nœud peut accéder à ce qui est disponible sur le réseau […] Une combinaison où un nœud a facilement accès aux autres, tout en contrôlant l’accès des autres nœuds du réseau, révèle un important pouvoir informel[21]. »

Ces liens sont toujours au moins bidirectionnels, même si vous n’êtes pas conscient de la façon dont vous envoyez les données, ce qui signifie que toutes les personnes et les choses sont liées à tout le reste. Par conséquent, les obstacles à la participation sont beaucoup plus faibles que dans les médias traditionnels et quiconque peut publier du contenu et trouver un public. Ainsi, les consommateurs de médias disposent d’un choix beaucoup plus large[22], mais ce choix peut être accablant. Par conséquent, les consommateurs ont en grande partie cessé de laisser les éditeurs de livres, les studios de cinéma et les réseaux de télévision décider de leurs expériences médiatiques pour se laisser guider par des algorithmes de recommandation, la seule différence étant que cette sélection se fait le plus souvent à notre insu. C’est pourquoi comprendre comment nos expériences médiatiques sont sélectionnées et être capables de jouer un rôle plus actif dans le choix et l’utilisation des médias constituent des compétences fondamentales de la littératie aux médias numériques. Dans l’ancien environnement médiatique, l’éducation aux médias se concentrait surtout sur la manière dont les différents groupes étaient représentés. Si cet aspect demeure important, il est désormais tout aussi important de tenir compte de la façon dont les différents groupes peuvent participer aux médias réseautés et dans quelle mesure ils le font.

La nature réseautée des médias numériques signifie également que les utilisateurs peuvent interagir autant avec des pairs que des vedettes. Elle a également des répercussions importantes lorsque nous devons authentifier des informations ou reconnaître les partis pris et le point de vue d’une source. La nature réseautée des médias numériques permet également aux communautés formelles et informelles de se développer en ligne, et aux membres de ces communautés d’établir leurs propres normes et valeurs.

Exemples de questions à poser

  • Où se situe cette œuvre dans le réseau? Quels outils réseautés pouvez-vous utiliser pour interagir avec elle ou l’interpréter?
  • Qui contrôle ce qui se passe entre les nœuds de ce réseau? Qui les influence?
  • Quel contenu est facilement accessible par le biais de ce réseau? Qu’est-ce qui est plus difficile?
  • Comment devez-vous interagir avec ce message?
  • Comment les interactions attendues peuvent-elles influencer la façon dont il a été conçu?

7. Les médias numériques sont continus et partageables

Le contenu numérique est permanent : tout le contenu qui est transmis est stocké quelque part et peut être indexé et interrogé. En tenant compte également du fait que les médias numériques sont réseautés, cela signifie que la plupart de ces contenus peuvent également être copiés, partagés ou diffusés pour un coût négligeable. Même les éléments qui sont apparemment temporaires (comme les photos sur Snapchat) peuvent être copiés et sont presque toujours stockés sur les serveurs de la plateforme. Cependant, certains réseaux sont plus ouverts au partage que d’autres, et les réseaux rendent souvent certaines choses plus faciles à partager plus largement (généralement par le biais d’algorithmes de tri et de recommandation) et ajoutent des frictions pour rendre certaines choses plus difficiles à partager (p. ex. l’invite Twitter qui vous demande si vous avez lu un article dont vous faites le lien dans un gazouillis).

Parce qu’il est permanent, le contenu numérique est principalement consommé de manière asynchrone : nous réagissons ou répondons généralement au contenu à un moment autre que celui de sa publication, et les réactions à nos réactions arrivent également à un moment ultérieur, généralement imprévisible, ce qui peut rendre les médias numériques difficiles à « fermer » puisqu’une réaction, ou une occasion pour nous de répondre à un contenu, peut survenir à tout moment.

Exemples de questions à poser

  • Comment cette œuvre vous est-elle parvenue? Avez-vous des amis communs avec le créateur, suivez-vous les créateurs dans les médias sociaux, est-ce que quelqu’un d’autre l’a partagée avec vous, ou encore l’avez-vous trouvée d’une autre manière? Comment l’architecture de la plateforme (comme un algorithme de recommandation) a‑t‑elle influencé la façon dont l’œuvre vous est parvenue?
  • Qu’est-ce qui pourrait rendre plus facile ou plus difficile le partage de ce message?
  • Si vous avez créé l’œuvre, comment l’avez-vous partagée? Dans quelle mesure cette façon de le faire a-t-elle influencé la façon dont vous l’avez créée?
  • L’œuvre était-elle destinée à être largement partagée? Dans l’affirmative, qu’a fait le créateur pour encourager les autres à le partager? Dans la négative, qu’a fait le créateur pour essayer de limiter la capacité des gens à la partager ou à la copier?

8. Les médias numériques ont des publics imprévus

Les médias numériques étant réseautés et le contenu numérique pouvant être partagé, le contenu que vous partagez en ligne peut être vu par des personnes qui n’auraient pas été censées le voir ou que vous ne vous attendiez pas qu’elles voient. Votre capacité de contrôler qui voit quel contenu est limitée : les créateurs de contenu et les gardiens et distributeurs traditionnels ont beaucoup moins de pouvoir pour contrôler ce qu’il advient du contenu une fois qu’il est publié. Il peut alors être difficile de gérer les publics, et il y a toujours un risque de rupture du contexte lorsque ce qui était destiné à un public est vu par un autre. En outre, vous pouvez partager du contenu dont vous n’êtes pas conscient avec des publics que nous ne connaissez pas, comme des témoins et des outils de suivi qui enregistrent des informations à votre sujet et sur ce que vous faites lorsque vous visitez un site Web.

La nature réseautée des médias numériques signifie qu’il est également facile pour les utilisateurs d’être des publics inattendus et de voir un contenu qui ne leur était pas destiné, ou qu’ils ne voulaient pas voir. Plutôt que de rechercher du contenu, notre tâche consiste souvent à limiter le contenu auquel nous sommes exposés. (En fait, les jeunes se préoccupent surtout d’éviter les contenus bouleversants en ligne plutôt que de les rechercher[23].) Les algorithmes de recommandation peuvent également fournir des contenus non désirés ou inattendus, lesquels peuvent parfois inclure de fausses informations[24] ou du contenu haineux[25]. Le fait de montrer certains contenus à certaines personnes, et pas à d’autres, peut avoir de graves conséquences sur les possibilités (p. ex. en montrant une offre d’emploi à certaines personnes et pas à d’autres), les revenus (p. ex. en proposant un prix plus élevé en fonction du système d’exploitation que vous utilisez), la société (p. ex. le renforcement des stéréotypes en formant un algorithme à partir de données biaisées) et la liberté (p. ex. en soumettant certaines personnes à une surveillance accrue ou en déclassant certains types de contenu) [26].

Les médias numériques étant réseautés, chacun d’entre nous est donc un nœud du réseau. Nous avons la possibilité de partager du contenu avec les personnes qui ont un lien avec nous, ce qui signifie qu’il y a toujours un aspect éthique à ce que nous faisons en ligne[27], démontrant ainsi le lien entre ce concept et le suivant.

Exemples de questions à poser

  • Quel public l’œuvre visait-elle? Comment le public visé a-t-il influencé la façon dont l’œuvre a été créée? (Par exemple, en quoi une photo que vous publiez pour que vos amis la voient serait-elle différente d’une photo destinée à vos parents ou à un partenaire romantique?)
  • Comment l’œuvre pourrait-elle être interprétée différemment si elle était vue par un public autre que celui auquel elle était destinée?
  • Étiez-vous le public auquel l’œuvre était destinée? Dans l’affirmative, comment cet aspect a-t-il influencé votre réaction à l’œuvre? Dans la négative, comment l’œuvre vous est-elle parvenue?
  • Comment les réseaux auraient-ils pu faire en sorte que cette œuvre soit plus ou moins susceptible de vous atteindre?
  • Quels utilisateurs ou messages sont sur une liste blanche (contenu qui ne peut pas être supprimé ou déclassé ou dont les faits n’ont pas besoin d’être vérifiés) par défaut, et lesquels sont sur une liste noire?
  • Comment les créateurs ou les distributeurs de cette œuvre ont-ils pu faire en sorte qu’elle ait plus ou moins de chances de vous atteindre?
  • Quelles sont les choses qui ne vous sont pas montrées en raison des algorithmes de recommandation?
  • Que se passerait-il si l’œuvre était vue par des publics inattendus, maintenant ou à l’avenir?
  • Quelles sont vos responsabilités en tant que personne qui partage du contenu réseauté?

9. Les interactions sur les médias numériques peuvent avoir une réelle incidence

Le fait d’être réseautés signifie que tous les médias numériques sont, du moins dans une certaine mesure, interactifs : nous ne sommes jamais de simples spectateurs passifs, mais toujours partie prenante de ce qui se passe, ce qui signifie que ce que nous faisons a un impact réel sur les autres puisque nous interagissons réellement avec eux. Nous réagissons souvent en ligne comme si nous y étions, mais la plupart des indices qui nous indiquent ce que nous ressentons et ce que ressentent les autres sont absents. Il peut en découler des pièges de l’empathie, des aspects de l’interaction réseautée, comme le sentiment d’anonymat ou l’absence d’indices tels que le ton de la voix ou les expressions faciles des personnes avec lesquelles nous interagissons, lesquels nous empêchent de ressentir de l’empathie alors que nous le ferions normalement, et ces pièges peuvent nous faire oublier que ce que nous faisons en ligne peut avoir des conséquences réelles[28]. Pour les mêmes raisons, il peut être difficile de déterminer la signification et la motivation réelles d’une personne lorsque nous interagissons avec elle en ligne.

En partie pour cette raison, et aussi en raison de l’absence de présence physique en ligne (nous n’avons pas toujours l’impression d’être « dans » notre corps puisque nous sommes généralement assis et immobiles lorsque nous utilisons des médias numériques), il est facile d’oublier que les lois, les principes et les droits s’appliquent toujours en ligne. Les normes et les valeurs des communautés en ligne dont nous faisons partie peuvent également affecter nos normes et valeurs personnelles, comme le font les valeurs de nos communautés hors ligne, mais comme nous ne savons pas toujours combien de personnes font partie de la communauté, nous sommes particulièrement sensibles à « l’illusion de la majorité », c’est-à-dire qu’un petit nombre de voix fortes peut sembler parler au nom d’un groupe[29].

En plus de réduire les obstacles à la publication évoqués précédemment, c’est peut-être aussi parce que les personnes et les images avec lesquelles nous interagissons en ligne ont un impact sur nous tout aussi important, voire davantage, que les images des médias traditionnels puisqu’elles sont (ou semblent être) nos pairs. Les images de nous-mêmes que nous créons en ligne ont un impact supplémentaire sur nous puisqu’elles incarnent ce que nous imaginons (ou souhaitons) être.

Mais il y a aussi d’importants aspects positifs. La nature interactive des médias réseautés permet à chacun, même les jeunes, d’être des citoyens pleinement engagés en ligne, de participer à l’élaboration des normes et des valeurs de nos communautés en ligne, et d’utiliser les outils réseautés pour faire la différence dans nos communautés hors ligne.

Exemples de questions à poser

  • Quelles sont les normes et les valeurs de vos communautés en ligne? Êtes-vous d’accord avec elles? Dans la négative, que pouvez-vous faire pour les influencer?
  • Quelles sont les conséquences morales et éthiques possibles de différentes actions en ligne?
  • Comment pouvons-nous nous rappeler d’éprouver de l’empathie pour les personnes avec lesquelles nous interagissons en ligne? Quelles stratégies pouvons-nous utiliser pour modérer les conflits?
  • Comment pouvons-nous utiliser les outils réseautés pour faire la différence dans nos communautés en ligne et hors ligne?

10. Les expériences avec les médias numériques sont façonnées par les outils que nous utilisons

La forme d’un média influence la façon dont nous « lisons » ou vivons un texte, l’une des idées les plus fondamentales de l’éducation aux médias. Bien que ce soit aussi vrai des médias numériques, l’effet de réseau signifie que l’architecture d’une plateforme (de l’interface utilisateur avec laquelle nous interagissons aux algorithmes qui déterminent la manière dont elle nous offre le contenu) affecte non seulement le sens et le message des médias numériques, mais aussi notre propre comportement lorsque nous les utilisons. Ils peuvent être analysés sur le plan des possibilités (ce qu’un outil vous permet de faire) et des défauts (ce qu’il est facile et attendu de faire). Les deux se combinent pour créer des architectures de choix qui rendent certaines utilisations possibles ou plus faciles, d’autres plus difficiles ou impossibles, et qui orientent le comportement de l’utilisateur[30] en demandant, exigeant, encourageant, refusant et autorisant certaines actions[31].

Bien qu’il soit possible de faire un usage « résistant » d’un outil réseauté, soit en modifiant ou en « piratant » ses possibilités, soit en l’utilisant d’une manière qui ne correspond pas à ses valeurs par défaut, la grande majorité des gens adoptent généralement l’usage par défaut. Pour cette raison, les valeurs par défaut peuvent être aussi (ou plus) importantes que les possibilités[32]. Il existe donc une tension constante entre les désirs de l’utilisateur et les possibilités de la plateforme : moins la plateforme a été conçue pour vous, plus la tension est grande. Les adolescents peuvent choisir de publier des photos fortuites sur Snapchat et des photos plus formelles sur Instagram, par exemple, parce qu’ils considèrent que les deux plateformes servent leurs objectifs différemment, mais ils sont également influencés par la structure de ces plateformes : Snapchat, où les photos sont temporaires par défaut, crée une attente de désinvolture et de « plaisir », tandis que le fil permanent d’Instagram encourage le maintien minutieux d’un profil public[33].

Comme l’a dit l’historien des sciences Melvin Kranzberg, les différentes technologies ne sont ni intrinsèquement bonnes ni intrinsèquement mauvaises, mais elles ne sont pas non plus neutres[34] : elles reflètent les croyances, les préjugés inconscients et les hypothèses incontestées de leurs créateurs. Parfois, ces valeurs seront appliquées consciemment : si les concepteurs d’une plateforme considèrent la liberté d’expression comme leur priorité absolue, les mesures de protection contre les discours haineux et le harcèlement seront probablement, au mieux, une réflexion après coup, ce qui influencera les personnes qui se sentent libres de s’exprimer et le type de conversations qui s’y déroulent. Mais les attitudes inconscientes peuvent également entrer en jeu, comme un mode de pensée « technique » qui ne voit aucun problème à afficher des offres d’emploi différentes pour les utilisateurs noirs et blancs, ou à fournir un fil de nouvelles de plus en plus restreint avec lequel vous êtes susceptibles d’être d’accord si c’est le moyen le plus efficace de vous présenter des publicités. Comme c’est presque toujours le cas, les considérations commerciales sont également essentielles : une plateforme qui gagne de l’argent grâce à l’engagement des utilisateurs encouragera bien sûr les interactions qui produisent l’engagement le plus important, quel que soit le contenu ou la teneur de ces interactions.

Exemples de questions à poser

  • Quels outils ont été utilisés pour réaliser et distribuer une œuvre? Quels sont les outils que nous utilisons?
  • Qui a créé l’outil? Qui étaient les utilisateurs attendus? Comment cet aspect -a-t-il influencé sa conception?
  • Quelles sont les possibilités de l’outil? Quels sont ses défauts? Comment ces éléments se combinent-ils pour contraindre, orienter et encourager des actions particulières?
  • Quelles utilisations les gens ont-ils faites de l’outil que les créateurs n’avaient pas prévu? Dans quelle mesure changent-ils la façon dont il est utilisé?

L’éducation aux médias à la maison

L’éducation aux médias ne se fait pas seulement en classe. Une fois que les parents ont compris ces concepts, il existe une infinité de possibilités de les explorer avec nos enfants. Une visite à l’épicerie peut être une expérience d’éducation aux médias : si votre enfant demande pourquoi un personnage de dessin animé figure sur une boîte de céréales, expliquez-lui comment les personnes qui ont conçu la boîte (les médias sont des constructions) savent que les enfants demanderont à leurs parents de les acheter (les médias ont des implications commerciales). Montrez-leur ensuite une céréale destinée aux adultes et demandez en quoi elle est différente (le public négocie le sens).

Au fur et à mesure que nos enfants grandissent et que leurs habitudes médiatiques changent, ces moments d’apprentissage se transforment en occasions d’apprendre avec nos enfants, en explorant tout, des complications de la communication par texto à la longue vie des photos d’enfance. Prenez l’habitude de leur demander s’ils sont d’accord avant de publier une photo d’eux, en leur expliquant qui est susceptible de les voir (les médias numériques sont continus et partageables), de sorte qu’ils auront pris l’habitude, au moment où ils seront actifs sur les médias sociaux, d’obtenir un consentement avant de partager les photos d’autres personnes (les interactions sur les médias numériques peuvent avoir une réelle incidence).

Une fois que nous comprenons ces concepts clés, il devient évident qu’il existe partout des liens avec l’éducation aux médias et la littératie numérique. Si nous sommes ouverts au fait que nous apprenons aux côtés de nos enfants, en appliquant notre compréhension de ces concepts clés à de nouveaux contextes et technologies, nous pouvons les aider à comprendre que l’éducation aux médias n’est pas seulement pour l’école, mais pour toute la vie.

 


[1] Masterman, L. (2010). Voices of Media Literacy. Center for Media Literacy. Consulté à l’adresse : https://www.medialit.org/reading-room/voices-media-literacy-international-pioneers-speak-len-masterman-interview-transcript. [traduction]

[2] Wineburg, S., Breakstone, J., Ziv, N., et Smith, M. (2020). Educating for misunderstanding: How approaches to teaching digital literacy make students susceptible to scammers, rogues, bad actors, and hate mongers. Stanford History Education Group Working Paper No. A-21322). Consulté le 2 mars 2021.

[3] Kellner, D., et Share, J. (2005). Toward Critical Media Literacy: Core concepts, debates, organizations, and policy. Discourse Studies in the Cultural Politics of Education, 26(3), 369-386. [traduction]

[4] Turner, K.H., Jolls, T., Hagerman, M.S., O’Byrne, W., Hicks, T., Eisenstock, B., et Pytash, K.E. (2017). Developing digital and media literacies in children and adolescents. Pediatrics, 140 (supplément 2), S122-S126. [traduction]

[5] Ou, dans le cas des algorithmes de l’apprentissage machine, les ensembles à partir desquels ils ont été formés.

[6] Deuze, M. (2021). On the ‘grand narrative’ of media and mass communication theory and research: a review. Profesional de la Información, 30(1). [traduction]

[7] McKinsey & Company (2021). Black representation in film and TV: The challenges and impact of increasing diversity. Consulté à l’adresse : https://www.mckinsey.com/Featured-Insights/Diversity-and-Inclusion/Black-representation-in-film-and-TV-The-challenges-and-impact-of-increasing-diversity.

[8] Gentzkow, M., et Shapiro, J.M. (2010). What drives media slant? Evidence from US daily newspapers. Econometrica, 78(1), 35-71.

[9] Craft, S., Ashley, S., et Maksl, A. (2017). News media literacy and conspiracy theory endorsement. Communication and the Public, 2(4), 388-401.

[10] Blakley, J., Watson-Currie, E., Shin, H., Valenti, L.T., Saucier, C., et Boisvert, H. (2019). Are you what you watch? Tracking the political divide through TV preferences. Media Impact Project Report from Norman Learn Center, USC Annenberg.

[11] Cohen, B.C. (1963). Press and foreign policy. Princeton, New Jersay : Princeton University Press. [traduction]

[12] Gentzkow, M., et Shapiro, J.M. (2010). What drives media slant? Evidence from US daily newspapers. Econometrica, 78(1), 35-71.

[13] Gunther, A.C., et Schmitt, K. (2004). « Mapping boundaries of the hostile media effect ». Journal of Communication, 54(1), 55-70.

[14] Vasquez, V.M., Janks, H., et Comber, B. (2019). Critical literacy as a way of being and doing. Language Arts, 96(5), 300-311.

[15] Petrova, M. (2011). « Newspapers and parties: How advertising revenues created an independent press ». American Political Science Review, 105(4), 790-808.

[16] Vasquez, V.M., Janks, H., et Comber, B. (2019). Critical literacy as a way of being and doing. Language Arts, 96(5), 300-311. [traduction]

[17] Paraphrasé dans Bauder, D. (2021). « Conservative media offers mixed messages on COVID-19 vaccine ». ABC News. Consulté à l’adresse : https://abcnews.go.com/Entertainment/wireStory/conservative-media-offers-mixed-messages-covid-19-vaccine-78955995. [traduction]

[18] hooks, b. (1996). Reel to reel: Race, sex, and class at the movies. New York : Routledge.

[19] Barr, P., Khaled, R., Noble, J., et Biddle, R. (2006, May). Feeling strangely fine: the well-being economy in popular games. Dans International Conference on Persuasive Technology (p. 60-71). Springer, Berlin, Heidelberg.

[20] Goldman, S.R., Britt, M.A., Brown, W., Cribb, G., George, M., Greenleaf, C., et Shanahan, C. « A conceptual framework for disciplinary literacy ». Educational Psychologist.

[21] Krebs, V. (2003). Power in networks. Consulté à l’adresse : http://www.orgnet.com/PowerInNetworks.pdf. [traduction]

[22] Miller, V. (2011). Key elements of digital media. Understanding Digital Culture. London: Sage Publications, 12-45.

[23] Phippen, A. (2018) Young People, Internet Use and Wellbeing: A Report Series. SWGfL.

[24] Bradshaw, S. (2019). Disinformation optimised: gaming search engine algorithms to amplify junk news. Internet policy review, 8(4), 1-24.

[25] Whittaker, J., Looney, S., Reed, A., et Votta, F. (2021). Recommender systems and the amplification of extremist content. Internet Policy Review, 10(2).

[26] Smith, L. (2017). Unfairness By Algorithm: Distilling the Harms of Automated Decision-Making. Dans Future of Privacy Forum. Abrufbar unter: https://fpf.org/blog/unfairness-by-algorithm-distilling-the-harms-of-automated-decision-making/ (Zugriff am 19.12.2017).

[27] Belshaw, D.A. (2012). What is' digital literacy'?: a pragmatic investigation (thèse de doctorat, Durham Unive).

[28] Voggeser, B.J., Singh, R.K., et Göritz, A.S. (2018). Self-control in online discussions: Disinhibited online behavior as a failure to recognize social cues. Frontiers in Psychology, 8, 2372.

[29] Lerman, K., Yan, X., et Wu, X. (2016). The “Majority Illusion” in Social Networks. Plos One, 11(2). doi:10.1371/journal.pone.0147617.

[30] Kozyreva, A., Lewandowsky, S., et Hertwig, R. (2020). Citizens versus the internet: Confronting digital challenges with cognitive tools. Psychological Science in the Public Interest, 21(3), 103-156.

[31] Davis, J.L. (2020). How artifacts afford: The power and politics of everyday things. MIT Press.

[32] Nichols, T.P., et Stornaiuolo, A. (2019). Assembling “digital literacies”: Contingent pasts, possible futures. Media and Communication, 7(2), 14.

[33] Johnson, M. (2017). Partager ou ne pas partager : Comment les adolescents prennent des décisions en matière de vie privée à propos des photos sur les réseaux sociaux. HabiloMédias.

[34] Kranzberg, M. (1986). Technology and History:" Kranzberg's Laws". Technology and culture, 27(3), 544-560.