L’impact de la publicité et du marketing sur la vie privée
La publicité comportementale ou ciblée utilise un algorithme de tri et de recommandation pour jumeler des publicités avec les consommateurs les plus susceptibles d’y répondre, ce qui signifie que deux personnes qui regardent la même vidéo ou le même site Web peuvent voir des publicités complètement différentes en fonction de leur profil de données. (Cette approche diffère de la publicité contextuelle, qui affiche des publicités fondées sur ce que vous avez fait récemment, comme la vidéo que vous regardez ou encore la recherche que vous venez de faire, et non sur d’autres informations qui vous concernent.)
Par exemple, si vous recherchez un produit en ligne, des publicités pour ce produit peuvent apparaître sur vos pages dans les médias sociaux, comme Instagram, parce que des algorithmes ont suivi votre comportement en ligne : Instagram « vous montre des publicités d’entreprises qui sont intéressantes et pertinentes pour vous[2] ». Votre expérience d’Internet est désormais conçue en fonction de vos habitudes et de vos goûts. C’est également le cas des vidéos en ligne sur YouTube : pour qu’elles rapportent de l’argent, elles doivent être monétisées. Il est important que les vidéos et « les publicités qui les accompagnent atteignent non seulement le plus des personnes possible, mais aussi les bonnes personnes[3] ».
Les publicités comportementales étant considérées comme plus précisément ciblées que les publicités contextuelles (ou celles qui visent de larges groupes démographiques, psychographiques ou économiques, comme la publicité dans les magazines ou à la télévision), les données utilisées pour cibler les publicités sont considérées comme très profitables. Qu’elles « vendent » ou non des données à des tiers, les publicités ciblées qui utilisent vos renseignements personnels constituent un élément essentiel de la manière dont presque tous les réseaux sociaux, sites de diffusion de vidéos et moteurs de recherche gagnent de l’argent : Alphabet, qui possède Google et YouTube, a tiré plus de 80 % de ses revenus des publicités ciblées en 2020, tandis que Facebook en a tiré plus de 90 %[4].
Voici quelques-unes des informations que les annonceurs veulent savoir avant de vous montrer une publicité.
- Fidélité à la marque : Il s’agit de vos sentiments à l’égard d’une marque. Les personnes qui sont fidèles à une marque en particulier sont plus susceptibles de répondre à une publicité sur cette marque, mais la plupart du temps, elles ne réagiront pas aux publicités pour une marque concurrente : par exemple, ce serait gaspiller de l’argent que de montrer des publicités de Coca-Cola à un fan inconditionnel de Pepsi.
- Revenu : Il s’agit de l’argent dont vous disposez. Les annonceurs peuvent éviter de gaspiller de l’argent en ne montrant pas des publicités à des personnes qui n’ont pas les moyens d’acheter le produit, et ainsi présenter des aubaines aux consommateurs soucieux de leur budget.
- Intention d’achat : Cette information permet de savoir si vous souhaitez ou non acheter ce type de produit dans l’immédiat. Les consommateurs qui ont l’intention d’acheter verront des publicités « agressives » qui mettent l’accent sur les caractéristiques du produit, alors que ceux qui n’ont pas l’intention d’acheter verront des publicités qui « valorisent la marque » et qui leur font connaître la marque ou qui développent en eux des sentiments positifs à l’égard de la marque.
- Intérêts : Cette information désigne ce qui intéresse le consommateur. Si les annonceurs savent que vous vous intéressez aux jeux vidéo, par exemple, ils vous montreront des publicités sur les jeux vidéo.
- Lieu : C’est l’endroit où vous vous trouvez. Pour certains annonceurs, comme les restaurants, il est important de ne montrer des publicités qu’aux personnes qui habitent à proximité. D’autres annonceurs peuvent montrer des versions différentes d’une publicité à des personnes situées dans des endroits différents (et présentant des prix dans des devises différentes, par exemple).
- Personnalité : Il s’agit du type de personne que vous êtes. Les annonceurs peuvent ainsi cibler des personnes en fonction notamment de leur degré d’inquiétude face à différentes choses ou encore de leur goût du risque.
La publicité et la collecte de données peuvent également avoir lieu sur la même plateforme : une étude sur les applications de restauration rapide et de restaurants au Canada a révélé que 9 applications sur 10 recueillent des renseignements personnels identifiables auprès des utilisateurs et ne font pas de distinction entre les utilisateurs enfants et adultes[5]. En 2019, Burger King a mené une campagne publicitaire qui utilisait des données de géolocalisation pour offrir aux gens un Whopper gratuit lorsqu’ils se trouvaient à moins de 600 pieds d’un McDonald’s[6]. Les données peuvent même être utilisées pour personnaliser le contenu des publicités : « un client peut voir un Coca‑Cola sur une table alors qu’un autre verra un thé vert, ou encore un client peut voir un sac de croustilles alors qu’un autre voit une barre de céréales, et ce, dans une même scène[7]. »
Comment fonctionne la publicité ciblée? Les applications font les choses un peu différemment, mais en général, voici comment elles fonctionnent.
- Chaque fois que vous ouvrez une page Web affichant des publicités (ou qu’une publicité apparaît dans votre vidéo ou sur un réseau social), la plateforme publicitaire du site ou de l’application envoie un signal indiquant qu’un espace publicitaire est disponible pour une vente aux enchères. Ce signal comprend les données que l’application ou le site Web détient à votre sujet.
- Les plateformes des annonceurs analysent ces données pour déterminer si elles correspondent à leurs campagnes en cours. (Une troisième plateforme peut parfois intervenir pour jumeler les données incluses dans le signal initial à un profil de données élargi vous concernant.) Vous pouvez être classé dans des catégories générales comme « millénariaux aisés » ou plus spécifiques comme « grands acheteurs de pâtés à la viande réfrigérés ». Ces catégories peuvent également être fondées sur des événements de votre vie (« jeune fiancé »), vos convictions politiques, votre santé, votre profil psychologique et d’autres facteurs encore.
- Les annonceurs dont les annonces correspondent à votre profil font des offres pour cet espace publicitaire. Le montant qu’ils sont prêts à payer peut dépendre de la pertinence de cette correspondance entre la publicité et votre profil, ou d’un élément de vos données qui vous fait paraître comme un public plus ou moins inestimable.
- La publicité qui a fait l’offre la plus élevée est celle qui vous sera présentée.
Tout se fait automatiquement, par des algorithmes, et ne prend que quelques millisecondes[8]. Par conséquent, les publicités ciblées risquent fort de « faciliter la discrimination en sélectionnant ou en excluant des publics cibles sur la base de catégories protégées par la loi sur l’équité » : on a constaté que divers réseaux sociaux et moteurs de recherche ont permis à des annonceurs d’exercer de la discrimination contre les femmes, différents groupes ethniques et raciaux, et les personnes non binaires dans des annonces d’emploi[9]. Bien que cette approche puisse être intentionnelle, elle peut également être le fait des données indirectes qu’utilisent les algorithmes, en utilisant un intérêt pour le hip-hop ou la pop coréenne comme données indirectes pour la race, par exemple[10]. Certains chercheurs ont constaté que ce type de discrimination algorithmique peut se produire même lorsque les plateformes ont pris des mesures précises pour empêcher les annonceurs de faire de la discrimination[11].
Même si le résultat n’est pas discriminatoire, il est souvent inexact. Une étude a montré que la publicité contextuelle présentait aux utilisateurs de moteurs de recherche des publicités plus pertinentes que la publicité ciblée[12]. Les publicités qui s’adressent aux jeunes peuvent être encore moins exactes : selon une autre étude, « un ménage nombreux tend à diminuer l’exactitude de l’identification des caractéristiques correctes des personnes », si bien que les suppositions sur le genre des utilisateurs dans les ménages ayant des enfants n’étaient précises qu’à 37 %, soit nettement moins que le hasard[13]. Il est également prouvé que les publicités comportementales sont moins utiles aux consommateurs pour trouver de bons produits, en encourageant les annonceurs à vendre (et les consommateurs à acheter) des produits en fonction de l’identité plutôt que la valeur[14].
Ces facteurs pourraient expliquer la conclusion voulant que si les deux tiers des personnes sont favorables à la publicité ciblée lorsqu’on leur pose la question pour la première fois, ce chiffre tombe à un tiers seulement lorsqu’on leur montre comment elle fonctionne[15], et une étude a montré que seulement 1 personne sur 1 000 accepterait un suivi fait par des tiers si elle avait le choix[16]. De même, une étude menée auprès de jeunes a révélé que seuls 2 % d’entre eux estimaient que la publicité comportementale était utile, et qu’ils s’inquiétaient particulièrement de la manière dont les jeunes vulnérables pouvaient être ciblés.
« Je pense que la publicité ciblée sur des sujets comme les jeux n’est pas dangereuse, mais juste un peu étrange. Par contre, sur certains sujets comme la perte de poids extrême ou les jeux d’argent qui créent une dépendance, elle pourrait poser problème et nuire à l’état d’esprit d’une personne qui pourrait déjà être à risque[17]. »
Comme le dit la journaliste technologique Shoshana Wodinsky, « les gens comprennent quand quelque chose ne leur semble pas correct. Ils comprennent que cette entreprise utilise leurs données sans leur autorisation explicite. Ils ne veulent pas qu’elle le fasse. Bon nombre comprennent fondamentalement que c’est ainsi que fonctionne Internet, mais ils n’ont pas les mots pour décrire comment il fonctionne[18]. »
Il y a donc des raisons de penser que la publicité comportementale telle qu’elle est pratiquée actuellement peut être contre-productive pour les annonceurs. S’il est prouvé qu’elle est plus rentable pour les éditeurs, la différence est minime, soit environ 4 % selon une estimation[19]. Des recherches ont montré que les consommateurs, lorsqu’ils en apprennent davantage sur la manière dont une plateforme utilise leurs données, deviennent moins réceptifs aux publicités s’ils estiment que ses pratiques en matière de données sont inacceptables, mais plus réceptifs s’ils concluent qu’ils peuvent faire confiance à la plateforme pour ce qui est de leurs données[20].
[1] Citation attribuée à John Wanamaker. Voir https://quoteinvestigator.com/2022/04/11/advertising/. [traduction]
[2] (sans date). « Comment Instagram sélectionne les publicités qui vous sont présentées ». Pages d’aide (Instagram). Consulté à l’adresse https://www.facebook.com/help/instagram/173081309564229. [traduction]
[3] Brisson-Boivin, K., et McAleese, S. (2021). Averti aux algorithmes : Les jeunes Canadiens discutent l’intelligence artificielle et la confidentialité. Ottawa : HabiloMédias.
[4] Mccann, D. (2021). I-Spy: The billion-dollar business of surveillance advertising to kids. New Economics Foundation. Consulté à l’adresse https://neweconomics.org/uploads/files/i-Spy__NEF.pdf.
[5] Kent, M.P., et autres (2023). Applications mobiles d’entreprises de restauration rapide et de restaurants, et vie privée des enfants : étude exploratoire des mesures prises par les plus importantes entreprises de restauration au Canada pour protéger les données et la vie privée des enfants sur leurs applications. Cœur + AVC. Consulté à l’adresse http://www.coeuretavc.ca/-/media/pdf-files/advocacy/monique-potvin-kent-privacy-report-fr.pdf.
[6] Fu, J. (2021). « Junk food ads don’t just harm children’s health – they also infringe on their online privacy ». The Counter. Consulté à l’adresse https://thecounter.org/junk-food-ads-harm-childrens-health-online-privacy-social-media-coca-cola/.
[7] Kort, K. (2020). « How OTT Services Are Looking to Further Capitalize on Product Placement ». Tripelift. Consulté à l’adresse https://triplelift.com/blog/how-ott-services-are-looking-to-further-capitalize-on-product-placement/. [traduction]
[8] Keegan, J., et Eastwood J. (2023). « From “Heavy Purchasers” of Pregnancy Tests to the Depression-Prone: We Found 650,000 Ways Advertisers Label You ». The Markup. Consulté à l’adresse https://themarkup.org/privacy/2023/06/08/from-heavy-purchasers-of-pregnancy-tests-to-the-depression-prone-we-found-650000-ways-advertisers-label-you.
[9] Armitage, C., et autres (2023). Towards a more transparent, balanced and sustainable digital advertising ecosystem: Study on the impact of recent developments in digital advertising on privacy, publishers and advertisers. Commission européenne. [traduction]
[10] Keegan, J. (2021). « Facebook Got Rid of Racial Ad Categories. Or Did It? » The Markup. Consulté à l’adresse https://themarkup.org/citizen-browser/2021/07/09/facebook-got-rid-of-racial-ad-categories-or-did-it.
[11] Speicher, T., Ali, M., Venkatadri, G., Ribeiro, F.N., Arvanitakis, G., Benevenuto, F., Mislove, A., et autres (Janvier 2018). Potential for discrimination in online targeted advertising. Dans Conference on fairness, accountability and transparency (p. 5-19). PMLR.
[12] Mustri, E.A.S., Adjerid, I., et Acquisti, A. (2022). Behavioral advertising and consumer welfare: An empirical investigation. Rapport technique, Université Carnegie Mellon.
[13] Neumann, N., Tucker, C.E., et Whitfield, T. (2019). « Frontiers: How effective is third-party consumer profiling? Evidence from field studies ». Marketing Science, 38(6), 918-926. [traduction]
[14] Summers, C.A., Smith, R.W., et Reczek, R.W. (2016). « An audience of one: Behaviorally targeted ads as implied social labels ». Journal of Consumer Research, 43(1), 156-178.
[15] Worledge, M., et Bamford M. (21 mars 2019). Adtech – Market Research Report. Consulté à l’adresse https://www.ofcom.org.uk/__data/assets/pdf_file/0023/141683/ico-adtech-research.pdf.
[16] HERE Technologies (2018). « Privacy and location data: Global consumer survey ». Consulté à l’adresse https://www.here.com/sites/g/files/odxslz256/files/2019-02/HERE%20Technologies%20Privacy%20and%20Location%20Data%20Global%20Consumer%20Study%20March%202018%20-%20Reviewed.pdf.
[17] Williams, D., McIntosh, A., et Farthing, R. (2021). « Profiling Children for Advertising: Facebook’s Monetisation of Young People’s Personal Data ». Reset Australia. Consulté à l’adresse https://au.reset.tech/news/profiling-children-for-advertising-facebooks-monetisation-of-young-peoples-personal-data/. [traduction]
[18] Citée dans Warzel, C. (2021). « The internet’s Original Sin ». Galaxy Brain. Consulté à l’adresse https://warzel.substack.com/p/the-internets-original-sin. [traduction]
[19] Marotta, V., Abhishek, V., et Acquisti, A. (2019). « Online tracking and publishers’ revenues: An empirical analysis ». Dans Workshop on the Economics of Information Security.
[20] Kim, T., Barasz, K., et John, L.K. (2019). « Why am I seeing this ad? The effect of ad transparency on ad effectiveness ». Journal of Consumer Research, 45(5), 906-932.