Enseigner l’éthique en matière de vie privée

Avec les jeunes enfants, la meilleure approche consiste à établir un ensemble de règles claires et cohérentes, autant à la maison qu’à l’école, sur le partage du contenu d’autres personnes.

Elles peuvent être strictement pratiques (toujours demander à une personne son autorisation avant de partager ou d’afficher une photo ou une vidéo d’elle ou de l’identifier dans une photo ou une vidéo) ou encore encourager les enfants à développer de l’empathie (avant d’afficher ou de partager quelque chose, pense à ce que tu ressentirais si quelqu’un affichait une photo ou une vidéo de toi). Bien que les règles soient importantes, ne mettez pas trop l’accent sur ce qui se passera si elles sont enfreintes : précisez plutôt qu’il s’agit des règles et des codes sociaux que toute la société doit suivre, que cette société soit une école ou une maison. La recherche de HabiloMédias a démontré que les élèves qui sont assujettis à une règle à la maison sur la façon de traiter avec respect les autres en ligne sont beaucoup moins susceptibles d’adopter des comportements méchants ou cruels comme afficher ou partager des photos ou des vidéos embarrassantes.[i]

À cet âge, il est également utile d’utiliser les outils technologiques qui sont disponibles pour aider à limiter les répercussions des mauvaises décisions : vérifiez les paramètres de partage des réseaux sociaux ou des mondes virtuels que fréquentent vos enfants afin de vous assurer que le niveau de protection est maximal, et désactivez les pointages géolocalisés de tout service ou appareil qu’ils utilisent.

La préadolescence et l’adolescence sont l’âge où les relations amoureuses commencent et où les amitiés deviennent les plus intenses, les deux pouvant mener à de mauvais choix en matière de partage de contenu personnel. Il est crucial que les préadolescents et les adolescents sachent ce que sont les relations saines et comment reconnaître une relation qui ne l’est pas, et quel lien il y a entre ces relations et le partage de contenu privé. Bien que les règles explicites soient toujours utiles pour les préadolescents et les adolescents, ils sont plus beaucoup plus sensibles aux codes sociaux de leur groupe de pairs. Nous pouvons encourager les jeunes à adopter un point de vue moral où les décisions sur le partage sont prises en se fondant sur les droits, comme le droit au respect de la vie privée.

Comme nous l’avons vu, la majeure partie du partage non souhaité est partiellement ou entièrement involontaire : souvent, les jeunes ne réalisent pas les conséquences possibles du partage ou ne pensent simplement pas du tout à l’autre personne, ce qui est particulièrement vrai lorsque les jeunes affichent des photos ou des vidéos qu’ils prennent eux-mêmes, sans penser à l’autre personne qui y apparaît. Les enfants doivent être encouragés à prendre l’habitude de penser à toute personne qui pourrait se trouver dans la photo ou la vidéo avant de l’afficher ou de la partager, ainsi que les conditions générales de la plateforme sur laquelle ils choisissent de la publier.

Aussi, nous pouvons enseigner aux enfants une variété de techniques afin de gérer leurs émotions « à chaud » (pas seulement les émotions négatives, mais aussi les émotions positives comme la joie ou l’excitation) qui peuvent accroître la probabilité de prendre de mauvaises décisions.[ii] Par exemple, on peut enseigner aux jeunes à être plus prudents lorsqu’ils ressentent de telles émotions, à utiliser des techniques de relaxation pour gérer ces émotions, et à ne pas prendre de décisions qui pourraient affecter les autres (comme partager le contenu personnel de quelqu’un d’autre) avant qu’ils se soient calmés.

Les jeunes doivent également être conscients que leurs identités en ligne et hors ligne ne sont pas distinctes[iii]. La plupart des adolescents n’ont pas une idée claire de l’image d’eux-mêmes communiquée par leurs identités en ligne et considèrent que les messages, les conversations, les photos et les vidéos qu’ils partagent « ne sont que rarement ou parfois des manifestations de leur véritable identité[iv] ». Si les jeunes doivent être libres d’expérimenter leurs identités en ligne, ils doivent également être conscients à la fois de l’image qu’ils communiquent et de l’impact que leurs identités en ligne peuvent avoir sur eux : comme l’a dit Kurt Vonnegut, « nous sommes ce que nous prétendons être, alors nous devrions faire attention à qui nous prétendons être[v] ».

Les règles et les lois peuvent être utiles pour aider les jeunes à faire de bons choix en matière de partage, en particulier les plus jeunes, mais elles ont des limites importantes. Une étude américaine réalisée en 2018 a révélé que d’éduquer les adolescents sur le sextage, notamment que l’envoi et le transfert de sextos sont illégaux et peuvent entraîner des conséquences très graves, possiblement à vie, n’avait pas un grand effet sur le fait qu’ils continuent de le faire puisqu’ils avaient l’impression que « le sextage consensuel devient une pratique plus courante chez les jeunes[vi] », ce qui ne signifie pas que de connaître les conséquences n’a pas l’effet désiré sur tous les jeunes qui partagent ou créent des sextos, mais suggère plutôt que les risques juridiques, bien que graves, semblent encore trop distants pour être considérés comme significatifs par rapport à la pression sociale exercée par leurs pairs ou leur partenaire.

Les normes sociales sont aussi l’approche privilégiée par les adolescents pour traiter des questions de vie privée. L’application de réseautage social Snapchat en est un bon exemple : elle est devenue célèbre parce que sa principale caractéristique, soit que les photos peuvent être configurées pour « s’autodétruire » après un certain temps, était considérée comme encourageant le sextage. En réalité, les recherches montrent que Snapchat n’est pas utilisé plus souvent pour les sextos que les autres applications et réseaux sociaux populaires auprès des adolescents[vii]. Le but de son utilisation semble plutôt d’envoyer un signal social indiquant que conserver la photo serait impoli. De plus, si les adolescents sont bien conscients des différentes façons dont une image envoyée par Snapchat peut être saisie, ils s’appuient sur les normes sociales pour éviter qu’elle le soit. Comme l’a dit une participante à l’étude de HabiloMédias : « C’est considéré comme impoli de faire une capture d’écran sur Snapchat… tu envoies une photo à une personne pendant quelques secondes seulement et elle ne respecte pas vraiment ce que tu as fait[viii] ».

Cette attitude était partagée par les participants aux groupes de discussion de l’étude Jeunes Canadiens de HabiloMédias, lesquels s’attendent généralement à ce que leurs pairs leur fassent savoir si du contenu personnel était sur le point d’être partagé et privilégient des solutions se fondant sur les normes sociales, comme demander à ce que des messages soient supprimés ou « désétiquetés » lorsque du contenu privé est partagé.[ix] Dans l’étude Jeunes Canadiens, environ la moitié de tous les élèves ont signalé avoir demandé à une autre personne d’effacer quelque chose qu’elle avait affiché les concernant.[x]

Cependant, comme nous l’avons vu, les normes sociales peuvent également amener les jeunes à faire de mauvais choix en matière de partage, surtout dans les cas plus graves comme le sextage. Voilà pourquoi il est essentiel pour nous de discuter des dilemmes moraux relatifs au sextage pour encourager les enfants à développer une moralité personnelle qui les aidera à prendre de bonnes décisions. Il faut se rappeler qu’il est important qu’un dilemme moral n’ait aucune réponse claire afin que les jeunes pratiquent leur raisonnement moral.

Les parents doivent également être de bons modèles lorsqu’il s’agit de prendre des décisions éthiques concernant la vie privée de leurs enfants. Si certaines « familles YouTube » ont connu un succès viral (dans certains cas, les parents ont gagné des milliers des dollars au détriment de la vie privée de leurs enfants[xi]), nous devons nous demander quel type d’attitude à l’égard de la vie privée d’autrui nous démontrons lorsque nous publions des vidéos, des photos ou d’autres contenus personnels sur nos enfants et leur vie ou leurs renseignements.

Dilemmes moraux liés au partage

Imaginez que Mylène ait pris une photo sur laquelle elle paraît particulièrement bien, mais sur laquelle sa sœur Sophie a l’air ébouriffée. Elle sait que Sophie sera contrariée si elle partage la photo, et qu’elle dira non si Mylène le lui demande, mais parce qu’elles sont dans les bras l’une de l’autre, il est difficile de supprimer Sophie de la photo. Le fait que Mylène ait pris la photo elle-même a-t-il de l’importance (plutôt que de l’avoir reçue d’une autre personne)? La situation est-elle différente si Mylène la partage seulement avec des gens qui ne connaissent pas Sophie?

On peut demander aux jeunes enfants si la diffusion de la photo nuirait à son amitié avec Sophie et si ses autres amis pourraient être amenés à penser qu’ils ne peuvent pas lui faire confiance relativement à leur contenu personnel. Nous pouvons demander aux enfants plus âgés si le droit de Mylène de contrôler sa propriété est plus important que le droit à la dignité de Sophie, et si Mylène devrait appliquer la « règle d’or » voulant qu’elle traite les autres comme elle voudrait être traitée.

 

[i] Steeves, V. (2014). Jeunes Canadiens dans un monde branché, Phase III : La cyberintimidation : Agir sur la méchanceté, la cruauté et les menaces en ligne. Ottawa: HabiloMédias. https://habilomedias.ca/jcmb/cyberintimidation-agir-sur-mechancete-cruaute-menaces-en-ligne

[ii] Wang, Y et al. (2011). « I regretted the minute I pressed share » A Qualitative Study of Regrets on Facebook. Seventh Symposium on Usable Privacy and Security. Consulté sur le site https://www.andrew.cmu.edu/user/pgl/FB-Regrets.pdf

[iii] Oostman, K (2016). User experiences regret while engaging with Social Media. University of New Mexico. 7(1), 1-110.

[iv] Cimino, S et al (2017). Adolescents’ online and offline identity: A study on self-representation. The European Proceedings of Social and Behavioural Sciences. Consulté sur le site https://www.researchgate.net/publication/316740679_Adolescents%27_Online_And_Offline_Identity_A_Study_On_Self-Representation [traduction]

[v] Vonnegut, K. (1966). Mother night. Dial Press Trade Paperbacks. [traduction]

[vi] Ly A, et al. (2018). Prevalence of Multiple Forms of Sexting Behavior Among Youth: A Systematic Review and Meta-analysis. JAMA Pediatrics;172(4):327–335. [traduction]

[vii] Peeters, E et al. (2016) Sexting; adolescents’ perceptions of the applications used for, motives for, and consequences of sexting. Journal of Youth Studies. 1-25.

[viii] Johnson, M, Steeves, V, Regan, L & Foran, G. (2017). Partager ou ne pas partager : Comment les adolescents prennent des décisions en matière de vie privée à propos des photos sur les réseaux sociaux. Ottawa: HabiloMédias.

[ix] HabiloMédias (2012). Jeunes Canadiens dans un monde branché phase III : Discuter de la vie en ligne entre parents et jeunes.

[x] Steeves, V. (2014). Jeunes Canadiens dans un monde branché, Phase III : La vie en ligne. Ottawa: HabiloMédias. https://habilomedias.ca/jcmb/vie-en-ligne

[xi] Dunphy, R (2017). The Dark Side of YouTube family vlogging. New York Magazine. Consulté sur le site https://nymag.com/intelligencer/2017/04/youtube-family-vloggings-dark-side.html