Image corporelle – Retouche photo

La retouche photo, jadis l’apanage de quelques artistes adeptes de l’aérographe, est aujourd’hui pratique courante dans l’industrie de la mode, de la publicité et de l’édition depuis l’apparition du logiciel de retouche photo par ordinateur Photoshop et des filtres dans les médias sociaux comme Instagram. (Lancé sur le marché en 1990, ce logiciel est devenu si populaire que les Américains ont inventé le mot photoshopping pour remplacer l’expression « retoucher une photo »). Depuis, cette pratique se veut presque universelle. On retouche les photos des hommes comme des femmes [1] : elles sont devenues presque universelles, les personnalités de l’industrie affirmant que presque toutes les photos dans les magazines sont retouchées[2].

« Lorsque je prends une photo sans filtre et que la photo ne reçoit pas le nombre de mentions "J’aime" auquel je m’attends, je me sens mal dans ma peau. Pour que j’aie l’air parfaite et que je me sente aimée, je dois prendre des photos en utilisant des filtres [3]. »

Les logiciels de retouche photo sont devenus si faciles d’emploi et d’accès que les jeunes les utilisent pour modifier leurs propres photos afin de paraître plus minces et prétendre avoir ce corps idéal correspondant aux critères de beauté que nous imposent les médias. Certains réseaux sociaux ont pris des mesures pour limiter l’impact des images irréalistes : notamment, Instagram a interdit les « filtres » qui permettent aux utilisateurs de faire de la chirurgie esthétique virtuelle sur leurs photos et entraînent la « dysmorphie de Snapchat », c’est-à-dire un désir de modifier son propre corps pour qu’il ressemble davantage à ses égoportraits (selfies) [4]. Un an plus tard, toutefois, bon nombre de ces applications étaient encore disponibles sur Instagram, ainsi que sur d’autres plateformes qui ne les avaient pas interdites [5].

Évolution de la modélisationCette pratique fort répandue soulève des inquiétudes. Les jeunes sont bombardés d’images corporelles aux mensurations aussi irréalistes qu’inatteignables. Les concepteurs graphiques principaux ont avoué que l’édition comprend le retouchage de l’ensemble du contenu : « ils allongent le cou, amincissent les bras, effacent les veines [6] ». Même les mannequins ont dit qu’elles se sentent parfois inadéquates et que les photographes qui n’aiment pas leur apparence peuvent toujours y apporter des modifications [7], ce qui garantit que même les personnes qui répondent aux normes médiatiques d’attirance se sentiront tout de même inférieures. (Il s’agit d’une tactique de l’ère numérique qui s’inspire de la bonne vieille méthode, celle du « cerne autour du col » et qui consiste à éveiller chez le consommateur des émotions négatives et dont il n’avait nullement conscience.) [8]Dans certains cas, on a littéralement mis au rancart le corps de la femme en chair et en os pour la remplacer par un corps fictif - rappelez-vous les annonces du détaillant H&M présentant un corps fabriqué de toutes pièces à l’ordinateur et sur lequel on avait juxtaposé, à tour de rôle, la tête de différents mannequins. [9]

La retouche photo a aussi pour effet de restreindre au minimum la diversité des silhouettes présentées dans les médias et de nous réduire à ne chercher qu’un seul et même gabarit : même Keira Knightley, pourtant très mince, fut passée au « bistouri numérique » et s’est vue octroyer une poitrine « rebondie » sur les affiches publicitaires annonçant le film Le Roi Arthur [10] alors que le corps et le visage d’Emily Ratajowski ont été manipulés sur la couverture du magazine, l’amenant à déclarer qu’elle était « extrêmement déçue de voir que mes lèvres et ma poitrine ont été modifiées dans PhotoShop sur cette page couverture [11] ». Bien que l’ancienne rédactrice en chef de Vogue Anna Wintour ait déjà affirmé que le magazine ne manipulait pas les photos pour faire paraître les mannequins plus minces [12], elle a plus tard reconnu cette pratique et annoncé que le magazine n’embaucherait plus de filles mineures comme mannequins et que les mannequins n’auraient plus l’air de souffrir de troubles alimentaires [13].

La retouche photo et la quête du corps idéal, mais inatteignable ont des effets nocifs sur l’image de soi et l’estime de soi de nos jeunes. En 2011, l’association médicale américaine (AMA-American Medical Association) a mis en garde les gouvernements et l’industrie de l’image corporelle, insistant sur l’urgence de mettre un terme à la retouche photo des mannequins, car « nous devons à tout prix cesser de présenter à nos enfants et nos ados vulnérables des publicités exhibant des silhouettes invraisemblables, qu’on ne peut obtenir que numériquement, à l’aide de logiciels de retouche photo. » [14]

Ce n’est un secret pour personne, nous savons que la plupart des silhouettes publiées dans les médias font l’objet de retouches numériques : une étude menée en 2011 révèle que 84 p. cent des jeunes femmes d’Angleterre connaissent le principe de la retouche photo et l’usage qu’on en fait et toutes sont d’avis qu’il est inacceptable d’y avoir recours pour modifier la silhouette des mannequins  [15]. Malheureusement, même en sachant que les images sont manipulées, les effets n’en sont pas désamorcés pour autant. L’affichage d’avertissements sur les photos indiquant qu’elles ont été manipulées ne réduit pas leurs impacts sur l’insatisfaction corporelle puisque les femmes considèrent tout de même les photos réalistes même si on leur dit qu’elles ont été numériquement manipulées. Comme le dit si bien la docteure Kim Bissell, fondatrice du Child Media Lab de l’Université de l’Alabama : « Nous savons que ces photos ont été retouchées, mais nous voulons quand même leur ressembler »  [16].

C’est un fait, les jeunes filles utilisent souvent un logiciel de retouche photo pour modifier leurs photos personnelles. Dans son ouvrage Who Do They Think They Are? Teenage Girls & Their Avatars in Spaces of Social Online Communication, Connie Morrison affirme que « les filles savent que les images vues dans les magazines et à la télévision ont été retouchées et il semble que, sachant cela, elles auront tout de même le sentiment de pouvoir (ou de devoir) poursuivre cette quête pendant un certain temps. » Une jeune fille, interrogée par Morrison, l’exprimait en ces mots « Je me sens mieux…quand j’affiche dans mon profil une photo de moi où je suis » jolie » et parfaite même si je sais, au fond, que c’est faux » [17].

 

 

[1] « The Complicated Art of Airbrushing Abdominals. » Jezebel, 7 octobre 2010. <http://jezebel.com/5658169/the-complicated-art-of-creating-abdominals?tag=photoshopofhorrors>

[2] Bruner, R (2018). « Blake Lively says 99.9% of celebrity images are photoshopped while interviewing Gigi Hadid ». Time, 11 avril 2018. <https://time.com/5236384/blake-lively-photoshop-gigi-hadid-interview/>

[3] Eshiet, J. (2020) « Real Me Versus Social Media Me: Filters, Snapchat Dysmorphia, and Beauty Perceptions Among Young Women. » Electronic Theses, Projects, and Dissertations. 1101. https://scholarworks.lib.csusb.edu/etd/1101 [traduction]

[4] Ibid.

[5] Mullin, G. « Instagram filters banned last year STILL encourage dangerous fillers and cosmetic ops. » The Sun, 27 janvier 2020. <https://www.thesun.co.uk/fabulous/10830787/banned-instagram-filters-fillers-cosmetic-still-available/>

[6] Shen, S (2014) Photoshop: The tool to being unrealistically gorgeous. AI Standard. Consulté sur le site http://sites.psu.edu/shelleyshen/wp-content/uploads/sites/26834/2015/04/Photoshop.pdf

[7] Bruner, R (2018). « Blake Lively says 99.9% of celebrity images are photoshopped while interviewing Gigi Hadid». Time, 11 avril 2018. <https://time.com/5236384/blake-lively-photoshop-gigi-hadid-interview/>

[8] Copeland, Libby. « How advertisers create body anxieties women didn’t know they had and then sell them the solution. » Slate, 14 avril 2011.

[9] Caulfield, Philip. « H&M uses virtual for new lingerie bikini ads. » The New York Times, 6 décembre 2011.

[10] Caplin, Steve. « When Photoshop can get you in trouble. » The Guardian, 12 février 2010.

[11] Wang, M (2017). Emily Ratajowski slams her own cover on Instagram. Vogue. Consulté sur le site https://www.vogue.com/article/emily-ratajkowski-retouching-photoshop-instagram [traduction]

[12] « Anna Wintour: Vogue Doesn’t Photoshop Girls To Make Them Look Thinner. » Huffington Post, 25 mai 2010.

[13] Gollom, M. (2012) « Vogue ban of too thin models a ‘huge’ step. » CBC News. Consulté sur le site https://www.cbc.ca/news/canada/vogue-ban-of-too-thin-models-a-huge-step-1.1195703

[14] « AMA Adopts New Policies at Annual Meeting” (communiqué de presse). American Medical Association, 21 juin 2011.

[15] Mcbride, C et al. (2019) Digital Manipulation of Images of Models’ Appearance in Advertising: Strategies for Action Through Law and Corporate Social Responsibility Incentives to Protect Public Health. Boston University School of Law. 45(2019). 7-31.

[16] Stalnaker, Deidre. « On the Cover, In the Mirror. » Research Magazine, 21 janvier 2010.

[17] Morrison, Connie. Who Do They Think They Are? Teenage Girls & Their Avatars in Spaces of Social Online Communication. Peter Lang Publishing, New York. 2010.