Place des autochtones dans les nouvelles

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La Ligne d’écoute d’espoir pour le mieux-être est accessible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Elle offre des services de conseil et d’intervention en cas de crise aux populations autochtones du Canada. Appelez la Ligne d’écoute au numéro sans frais 1-855-242-3310 ou connectez-vous au clavardage en ligne sur le site espoirpourlemieuxetre.ca.  

Plus que toute autre chose dans les médias, la couverture médiatique influence les personnes et les questions qui font partie de la conversation nationale et la façon dont ces questions sont abordées[1]. Lorsqu’il est question des peuples et des communautés autochtones, les questions politiques ou constitutionnelles, les incendies de forêt, la pauvreté, les abus sexuels et la dépendance aux drogues semblent souvent constituer la seule forme de couverture médiatique accordée aux communautés autochtones. Quelques reportages sur des activités culturelles apparaissent ici et là dans les médias locaux, mais il faut être très attentif pour les trouver.

Quant aux grandes questions d’intérêt public, les peuples autochtones ont rarement l’occasion de les commenter. On pourra tout de même noter cette initiative de l’été 2010 : le journal québécois Le Devoir a publié des échanges de lettres et d’opinions entre le chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador Ghislain Picard et la fondatrice du Wapikoni mobile, Manon Barbeau. Dans cette correspondance, les deux auteurs se livrent à une analyse croisée des défis et des enjeux qui restent à surmonter pour établir un processus solide et durable de réconciliation entre Québécois et Autochtones.

Si cette série d’échanges a permis à Ghislain Picard de faire valoir le point de vue des Autochtones, elle a été motivée par une tragédie, soit l’incendie qui a ravagé le territoire immédiat de la réserve de Wemotaci (Haute-Mauricie, Québec) et forcé l’évacuation des 1300 habitants. Le débat de société a été permis encore une fois par une nouvelle sensationnaliste.

Bien sûr, de par leur nature, l’information et le reportage d’information privilégient les « mauvaises nouvelles ». Tragédies, conflits et crises font la manchette, rarement les histoires qui finissent bien. Ceci a malheureusement pour effet de persuader le grand public que les Autochtones sont un peuple troublé, querelleur et accablé de maux divers. Selon Russell Platiel, qui a couvert pendant 27 ans les affaires autochtones pour The Globe and Mail, « 9 fois sur 10, il y a de nombreux reportages sur les conflits, mais nous n’avons pas vraiment le contexte de ce qui se passe[2] ». Jean La Rose, ancien PDG du Réseau de télévision des peuples autochtones (APTN), souligne également que l’attention suscitée par les mauvaises nouvelles passe rapidement à autre chose : « Lorsque l’Accord de Charlottetown était en vigueur, les peuples autochtones étaient les chouchous des actualités et chaque mot que prononçait le chef national était entièrement rapporté, mais lorsque l’Accord s’est effondré, nous sommes disparus[3]. »

En plus d’influencer la façon dont les autres Canadiens perçoivent les Autochtones et leurs enjeux, ce type de couverture peut avoir un impact considérable sur les Autochtones eux-mêmes. Un témoin à l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a décrit la couverture médiatique de la mort de deux membres de sa famille : « Je n’étais qu’une enfant à l’époque, mais je me souviens que ses vêtements ensanglantés et déchirés par un couteau avaient été présentés au journal télévisé. Cette image est restée dans ma tête depuis. Elle m’a traumatisée. Je n’ai jamais compris pourquoi ces images ont été diffusées. Ils l’ont fait dans quel but? Aucun. Ce n’était que le début d’un cirque médiatique qui a apporté plus de souffrance et de douleur à une situation déjà difficile[4]. »

Plusieurs raisons expliquent la pauvreté de l’information concernant les communautés autochtones : les journalistes ont des échéances très courtes et ont rarement le temps de faire des recherches approfondies sur leurs sujets, les responsables des salles de rédaction de la presse écrite comme télévisée sont rarement bien informés des affaires autochtones, et il y a un manque aigu de journalistes autochtones expérimentés. Le manque de représentation parmi les journalistes est particulièrement troublant : en 2019, la CBC a indiqué que seulement 2,1 % de son personnel permanent était autochtone[5], contre 4,9 % de la population totale[6]. Alors que les journaux hésitent souvent à partager des informations sur la diversité dans leurs salles de presse, une étude révèle que les Blancs sont en fait devenus plus surreprésentés parmi les chroniqueurs entre 1998 et 2018[7].

L’échantillon des émissions de nouvelles francophones utilisé pour l’analyse ne contenait, quant à lui, aucune intervention autochtone. De plus, parmi les journalistes non autochtones il y a souvent un manque d’intérêt concernant les actualités autochtones : en 2015-2016, à peine un demi pour cent des reportages en Ontario portaient sur des personnes, des sujets ou des enjeux autochtones[8].

Mais l’exemple le plus célèbre de manquement aux critères d’objectivité qu’on attend normalement des journalistes restera à jamais l’événement de la crise d’Oka en 1990. Durant l’été de cette année-là, les Mohawks de la ville d’Oka ont dressé une barricade pour s’opposer à l’expansion d’un club de golf sur des terres qu’ils considéraient comme un lieu d’ensevelissement ancestral. Pendant 78 jours, les grands médias ont évoqué des images de guerriers farouches et ont souligné la menace actuelle et future que ces jeunes hommes enragés et anarchiques représentaient. À partir des quelques individus qui pouvaient effectivement constituer une menace, les médias ont bâti ce que Gail Guthrie Valaskakis avait appelé « une représentation exagérément monolithique d’activistes autochtones », justifiant la présence de 4000 soldats et policiers de l’armée canadienne et de la Sûreté du Québec. Valaskakis note que l’été de crise au Québec est évoqué par des images saisissantes de citadins qui lancent des pierres, de soldats au regard fixe et d’enfants qui pleurent », et pourtant, « dans toute la couverture médiatique, une image est apparue comme marquante dans la crise d’Oka : l’image du "guerrier", des Indiens masqués d’un bandana, vêtus d’un kaki et portant des armes à feu qui ont dominé l’actualité[9] ».

L’épisode d’Oka met aussi en lumière un autre problème lié à la couverture des questions autochtones. Les journalistes qui ne sont pas issus de la communauté se retrouvent souvent dans une position intenable : mal préparés, ils peuvent rencontrer de la résistance et mal comprendre la situation ; bien préparés, ils peuvent gagner la confiance de la communauté, mais risquent de se faire accuser de « partialité » et de manque de recul. De la même manière, un journaliste autochtone sera souvent limité à la couverture des affaires indiennes pour ensuite être suspecté de favoritisme d’origine culturelle. : le journaliste Waub Rice décrit la tension qu’il a ressentie lors de la couverture des manifestations « Jamais plus l’inaction », entre les « frustrations de mes pairs de la communauté qui estiment que la couverture médiatique était insuffisante » et les téléspectateurs qui peuvent remettre en question mon objectivité simplement parce que je suis une personne visiblement anishinaabe faisant un reportage sur un mouvement culturel autochtone sans précédent[10] ».

Les communautés autochtones elles-mêmes ne collaborent pas toujours pour raconter leur histoire, estimant, souvent à juste titre, qu’elles ont été mal représentées ou méprisées par les médias dans le passé. Une témoin à l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées estimait qu’elle avait subi des pressions pour donner une entrevue avant que les trois jours de deuil habituels dans la culture inuite soient passés[11]. Ce sont des histoires de ce genre qui ont inspiré le programme Reportage en milieux autochtones, qui fournit aux journalistes des ressources, dont un guide et une liste de contrôle des pratiques exemplaires pour couvrir les enjeux autochtones, notamment en cherchant « des idées de reportage qui vont au-delà des pow-wow, des rassemblements culturels et de la Journée nationale des peuples autochtones » et en découvrant ce « que disent les Autochtones à ce sujet sur Facebook et Twitter[12] ».

Toutefois, les Autochtones racontent de plus en plus leurs propres histoires. En 2011, c’est la chaîne APTN qui a révélé une enquête nationale sur le lobbyisme illégal d’un ancien membre du Cabinet du premier ministre, et APTN demeure une source principale d’actualités télévisées et en ligne sur les enjeux autochtones.

CBC Indigenous, lancé en 2014, a également permis aux journalistes autochtones de centrer leurs propres histoires. Connie Walker, une journaliste ayant participé à son lancement, explique que le format en ligne a permis de mettre en avant-plan des voix autochtones en montrant qu’il y avait une demande pour elles : « Les gens ont dit par le passé que, traditionnellement, le public a un appétit limité pour les histoires autochtones à la télévision ou à la radio. Mais… Les histoires sur les Autochtones obtiennent en fait beaucoup de visites, pas seulement de la part des Autochtones, et en plus, les publics autochtones sont plus connectés qu’ils ne l’ont jamais été, en particulier grâce aux appareils mobiles[13]. » Même les organes de presse satiriques comme The Onion et The Beaverton ont désormais leur équivalent autochtone, Walking Eagle News, fondé par un journaliste autochtone ayant des dizaines d’années d’expérience à la CBC et à l’APTN[14].

Malheureusement, l’information numérique a aussi un côté sombre. Kerry Benjoe, journaliste au Regina Leader-Post, a déclaré que les Autochtones sont souvent victimes d’insultes de la part de commentateurs en ligne lorsqu’ils font l’objet d’un reportage, et d’autres journalistes autochtones ont dit qu’ils évitaient de lire les commentaires sur leurs articles pour la même raison[15]. De même, la CBC a constaté que les articles sur les enjeux autochtones « attirent un nombre disproportionné de commentaires qui dépassent les limites et violent nos directives[16] ». Lorsque le débat sur les nouvelles concernant les peuples autochtones se déplace vers d’autres espaces virtuels, la situation tend à être la même : une analyse des discussions sur Reddit concernant l’affaire Colten Boushie a révélé que « la majorité des commentaires insinuaient que les peuples autochtones du Canada bénéficient d’un traitement préférentiel. Les commentaires qui remettaient en question cette opinion dominante étaient sommairement rejetés et mis aux oubliettes[17] ». Alors que les journalistes font des progrès dans la couverture respectueuse des questions et des communautés autochtones, il semblerait que les consommateurs d’informations aient encore du chemin à faire.

 

[1] Hallahan, K. (1999). Seven models of framing: Implications for public relations. Journal of public relations research, 11(3), 205-242.

[2] Cole, Y. (2010) Marginalized Voices in a Changing Media Environment: an Analysis of Aboriginal News Strategies. (Master’s thesis.) Carleton University. Consulté sur le site https://curve.carleton.ca/system/files/etd/7cc5254e-0c57-4f5f-9c3d-905e600851d4/etd_pdf/4435774a5cd7a17fda86757be69dc99c/cole-marginalizedvoicesinachangingmediaenvironment.pdf [traduction]

[3] Craig S. (2017) « Indigenous media audiences are bigger than ever, but – like others in the industry – profits remain elusive. » Financial Post. Consulté sur le site https://financialpost.com/news/indigenous-media-audiences-are-bigger-than-ever-but-profits-remain-elusive [traduction]

[4] Joanne A. (English River First Nation, Treaty 10), (2019) Testimony to the National Inquiry into Missing and Murdered Indigenous Women and Girls. [traduction]

[5] (2019) Employment Equity Annual Report. CBC/Radio-Canada. Consulté sur le site https://site-cbc.radio-canada.ca/documents/impact-and-accountability/diversity-inclusion/2019-employment-equity-report-en.pdf

[6] (2018) « National Indigenous Peoples Day… by the numbers. »The Daily. Statistics Canada. Consulté sur le site https://www.statcan.gc.ca/eng/dai/smr08/2018/smr08_225_2018

[7] Malik, A., & Fatah S. (2020) « Newsrooms not keeping up with changing demographics, study suggests. » The Conversation. Consulté sur le site https://theconversation.com/newsrooms-not-keeping-up-with-changing-demographics-study-suggests-125368

[8] (2019) Buried Voices: Changing Tones. An Examination of Media Coverage of Indigenous Issues in Ontario. Journalists for Human Rights. Consulté sur le site https://jhr.ca/wp-content/uploads/2019/10/JHR-IRP-Report-v3online.pdf

[9] Valaskakis, G. (1994). Rights and warriors: First Nations, media and identity. ARIEL: A Review of International English Literature, 25(1).

[10] Rice, W. (2013) « Indigenous journalists need apply: #IdleNoMore and the #MSM. » Canadian Media Guild. Consulté sur le site https://www.cmg.ca/en/2013/01/29/indigenous-journalists-need-apply-idlenomore-and-the-msm/             

[11] Micah A. (Inuit, Talurjuaq) (2019) Testimony to the National Inquiry into Missing and Murdered Indigenous Women and Girls.

[12] Reporting on Indigenous Communities. (n.d.) « Reporter’s Checklist. » Consulté sur le site https://riic.ca/reporters-checklist/

[13] Craig S. (2017) « Indigenous media audiences are bigger than ever, but – like others in the industry – profits remain elusive. » Financial Post. Consulté sur le site https://financialpost.com/news/indigenous-media-audiences-are-bigger-than-ever-but-profits-remain-elusive

[14] Daubs, K. (2020) « The man behind the satirical Walking Eagle News finally says the things he never could as a journalist. » The Toronto Star. Consulté sur le site https://www.thestar.com/news/canada/2020/01/10/the-man- behind-the-satirical-walking-eagle-news-edges-close-to-the-line-finally-saying-things-he-never-could-before.html

[15] Watson, H.G. (2016) « Indigenous journalists are changing the news in Saskatchewan. » J-Source. Consulté sur le site https://j-source.ca/article/indigenous-journalists-are-changing-the-news-in-saskatchewan/

[16] CBC Audiences Services. (n.d.) « Why aren’t most Indigenous-related stories open to comments? » Cbc,ca. Consulté sur le site https://cbchelp.cbc.ca/hc/en-ca/articles/360035784114-Why-aren-t-most-Indigenous-related-stories-open-to-comments- [traduction]

[17] Project Someone. (2019) Research Brief; Indigenous Relations in Canada. Consulté sur le site https://projectsomeone.ca/wp-content/uploads/2019/06/INDIGENOUS_Feb2019.pdf [traduction]