Les types de surveillance

Les enfants et les jeunes qui utilisent Internet sont très sensibles aux pratiques de surveillance. [1] Une recherche dirigée par HabiloMédias démontre que pour les jeunes Canadiens, la surveillance fait partie de la vie de tous les jours. Si les jeunes ont déjà considéré Internet comme un espace privé où ils pouvaient jouer avec leurs camarades, communiquer et faire des expériences, cet état d'esprit a largement disparu : au contraire, les jeunes considèrent maintenant Internet comme un espace entièrement contrôlé. [2] La surveillance des jeunes est exercée principalement par les parents, les enseignants ou les écoles et les sociétés commerciales.

Comme les téléphones cellulaires et les autres appareils accroissent la capacité de se connecter à Internet à partir de n'importe où, les techniques d'interception traditionnelles, comme placer l'ordinateur dans la salle familiale, ne permettent plus aux parents de voir ce que leurs enfants font en ligne. En conséquence, de nombreux parents utilisent la technologie pour surveiller leurs enfants et leur imposent de partager leur mot de passe ou de les accepter comme « ami » sur les sites de réseautage social. [3]

En raison de ce marché émergent, un bon nombre d'entreprises ont élaboré des programmes qui contrôlent les activités des jeunes en ligne (certaines entreprises commercialisent aussi ce type de logiciels pour les conjoints suspicieux ou les adultes qui cherchent à obtenir de l'aide pour éviter d’accéder à la pornographie ou à tout autre type de contenu en ligne [4], ou pour résister à l’envie d’y accéder.) Une fois le logiciel de surveillance installé dans un ordinateur, ses différentes versions permettent de retracer l'historique complet d'un navigateur (y compris les navigateurs « privés » comme Google Chrome « incognito » ou la fonction InPrivate d'Internet Explorer), des clavardages ou des transcriptions de messagerie instantanée, des courriels et des mots de passe permettant d'accéder à des sites. La fonctionnalité d'invisibilité totale des programmes est couramment publicisée ; les programmes sont présentés comme étant invisibles pour les utilisateurs de l'ordinateur.

Les fournisseurs de logiciels de surveillance en ligne, comme PC Tattletale et Cyber Patrol, submergent les parents de nombreuses affirmations à propos des dangers associés à Internet :

  • Qui protège votre enfant des prédateurs d'Internet, des pédophiles,
    des cyberharceleurs, des délinquants sexuels en ligne quand vous n'y êtes pas ? [5]
  • De nombreux enfants ne disent pas à leurs parents ce qu'ils font en ligne. Ils dévoilent des renseignements confidentiels à des personnes qu'ils ne connaissent pas. Ils sont suivis par des prédateurs dans les salles de discussion et les sites de réseautage social. Ils sont victimes de cyberintimidation de la part des autres enfants. Ils visitent des sites Web dont le contenu ne leur convient pas. Ils téléchargent des fichiers illégaux ou nuisibles pour votre ordinateur. [6]

Ces affirmations servent également à caractériser les jeunes comme des personnes vulnérables et naïves qui ont besoin de la protection et de la supervision constantes des adultes pour éviter les dangers et la victimisation. Les logiciels de surveillance sont ensuite présentés aux parents comme un moyen de réduire les risques auxquels sont confrontés leurs enfants en ligne :

  • Imaginez si vous pouviez regarder par-dessus l'épaule de votre enfant chaque fois que vous le vouliez. Le simple fait de savoir que votre présence invisible pourrait y être ferait certainement réfléchir votre adolescent avant de s'aventurer dans les coins sombres d'Internet. En surveillant les activités de vos enfants sur Internet, vous serez mieux en mesure de prendre des décisions concernant les sites Web et les programmes qu'ils utilisent régulièrement. [7]

Les parents se font dire que le fait de ne pas surveiller secrètement les activités en ligne de leur enfant les rend irresponsables. Par conséquent, « envahir la vie privée de son enfant est maintenant impératif à l'art d'être un bon parent ». [8]

La surveillance des activités en ligne est également une réalité pour les jeunes Canadiens pendant qu'ils sont à l'école. En partie en raison des craintes à propos de la cyberintimidation dans les écoles aujourd'hui, toutes les conversations sont traitées comme si elles étaient risquées ou dangereuses et sont donc souvent surveillées.

Malgré les affirmations des compagnies de logiciels de surveillance et les croyances tenaces à l'effet que la surveillance est nécessaire, celle des parents, de l'école ou des enseignants peut avoir un bon nombre d'effets négatifs sur les jeunes. Plutôt que d'encourager l'autonomie, ce type de surveillance intensive peut au contraire développer l'hétéronomie, soit l'incapacité de juger le bien et le mal sans restrictions extérieures. Le jeune autonome est en mesure de distinguer le bien du mal et de prendre des décisions indépendantes ; le jeune hétéronome est motivé par les conséquences. Par exemple, un enfant autonome peut croire qu'il ne doit pas mentir parce que c'est mal, tandis qu'un enfant hétéronome pense que le mensonge est mal uniquement s'il est associé à une conséquence négative. [9] En contrôlant l'usage d'Internet, les parents et les enseignants passent outre à l'acquisition de l'autonomie. Ces techniques de surveillance peuvent également amener un jeune à croire que son comportement est inapproprié seulement s'il est pris sur le fait, ce qui l'incite à trouver des stratégies pour se soustraire à la surveillance. Une stratégie efficace consiste à offrir au jeune l'occasion de communiquer, puis à lui proposer des outils pour apprendre à reconnaître ses agissements inappropriés et à les corriger.

De plus, la surveillance crée un environnement qui incite à la méfiance, notamment quand il s'agit de surveillance parentale. Le contrôle des activités en ligne d'un jeune (surtout s'il est exercé secrètement) lui indique qu'on ne peut pas lui faire confiance. Tonya Rooney affirme qu'un parent ou un tuteur qui contrôle son jeune à tout instant, même avec la meilleure des intentions, prive « l'enfant de la possibilité de montrer qu'on peut lui faire confiance et d'apprendre à se fier sur les autres, en plus de l'occasion d'acquérir les compétences et les capacités qui peuvent en résulter ». [10] Lorsqu'il s'agit d'éviter les risques et de favoriser la confiance, les enfants et les jeunes doivent être considérés comme des partenaires dans ce processus plutôt que d’être tout simplement contrôlés par la surveillance. [11]

Une surveillance constante entrave la capacité des jeunes à identifier et à gérer une multitude de situations potentiellement dangereuses. Le jeune qui se voit refuser l'exposition à certains risques, à des expériences ou à des situations peut ne pas acquérir les aptitudes cognitives ou développementales nécessaires pour reconnaître les risques ou les menaces en vieillissant. [12] La surveillance envahit la vie privée, limite la liberté d'expression et réduit les occasions de développer l'autonomie et l'indépendance, en plus d'avoir des effets négatifs sur la spontanéité, la créativité et la productivité. [13]

En outre, la recherche a démontré que, loin d'être vulnérables et naïfs comme les compagnies de logiciels de surveillance voudraient nous le faire croire, les jeunes ont acquis un certain nombre de techniques et de stratégies pour éviter d'être surveillés et pour gérer des situations potentiellement dangereuses. Par exemple, un certain nombre de jeunes Canadiens ont indiqué qu'ils ferment immédiatement la page d'un site qu'ils considèrent inapproprié, qu'ils évitent sciemment les interactions avec des personnes douteuses et qu'ils restent prudents à propos de la divulgation de renseignements confidentiels. [14] Ces stratégies démontrent un comportement autonome, qui se renforce en travaillant et en communiquant avec les jeunes à propos de leurs activités en ligne, ainsi qu'en leur donnant les moyens de prendre des décisions intelligentes lors de la navigation.

Malgré les conséquences négatives de la surveillance constante sur la socialisation et le développement, de nombreux jeunes Canadiens acceptent le discours concernant les risques et les dangers en ligne. [15] Tandis que les jeunes indiquent qu'ils considèrent les efforts de surveillance des parents et de l'école ennuyeux ou inutiles, ils reconnaissent que leurs parents agissent dans leur meilleur intérêt – peut-être parce que les jeunes Canadiens croient aussi de nombreux mythes répandus concernant les risques associés à Internet, principalement les craintes exagérées face au danger des inconnus. 

Si la surveillance exercée par les parents, les enseignants et les écoles vise à protéger les enfants, les jeunes sont aussi fréquemment soumis à la surveillance des sociétés commerciales qui possèdent et contrôlent les outils et les environnements numériques qu'ils utilisent. Cette surveillance est moins perceptible, car elle s'exerce discrètement sur les utilisateurs d'Internet qui passent d'un site à l'autre. 

En termes simples, la surveillance économique se définit comme « la collecte, le stockage, l'évaluation et la marchandisation des données personnelles, du comportement d'utilisation et des données générées par l'utilisateur à des fins économiques ». [16] Les données recueillies sont commercialisées auprès des sociétés commerciales et des annonceurs publicitaires en tant que registre détaillé des connexions sociales et des modèles de consommation. Ces sociétés commerciales utilisent alors les renseignements pour personnaliser les publicités ou choisir le lieu d'ouverture d'un nouveau point de vente, par exemple.

Ainsi, la publicité comportementale est l'un des exemples les plus évidents pour illustrer les résultats de la surveillance économique. La publicité comportementale vise à créer une expérience de navigation personnalisée grâce à des annonces qui sont adaptées aux intérêts des individus ; par exemple, si un utilisateur de Facebook « aime » la page d'adeptes d'une équipe sportive et fait référence à cette équipe dans son statut ou ses intérêts, cet utilisateur pourra voir des annonces de plus en plus fréquentes en lien avec cette équipe sur Facebook et d'autres sites. Les sociétés commerciales peuvent ainsi augmenter leurs profits en consacrant leur budget de publicité (et les annonces en soi) à un auditoire ciblé, qui fera sans doute preuve d'un plus grand intérêt (en cliquant ou en examinant autrement les annonces) qu'un auditoire non ciblé.

Parfois, cette surveillance économique est étroitement liée à la surveillance parentale. Prenons par exemple les actions d'EchoMetrix, créateur de Sentry Parental Controls. Au coût de 3,99 $ par mois, cette application de contrôle parental était commercialisée comme un système de contrôle permettant aux parents de surveiller secrètement l'historique de navigation de leur enfant, en plus du registre de ses activités de clavardage et de messagerie instantanée. En même temps, EchoMetrix vendait ces renseignements aux annonceurs publicitaires et aux spécialistes du marketing comme moyen de suivre les tendances populaires chez les jeunes « dans leurs propres mots – au moment même où ils le disent ». [17] La Federal Trade Commission (FTC) des États-Unis a déposé une plainte auprès d'EchoMetrix, déclarant qu'il ne communiquait pas ses pratiques aux parents de manière complète et explicite. À la fin de 2010, EchoMetrix s'est entendu avec la FTC en acceptant de ne pas partager de renseignements confidentiels, sauf dans le but de permettre à des utilisateurs enregistrés d'avoir accès à leur compte. [18]


[1] HabiloMédias. (2012). Jeunes Canadiens dans un monde branché phase III: Discuter de la vie en ligne entre parents et jeunes. Ottawa, Ontario.
[2] Idem.
[3] Idem.
[4] Safe Outlook Corporation. (2012). PartherGuard: Keep honest people honest. En anglais. Extrait le 15 mai 2012 de http://www.partnerguard.com/. ; K9 Web Protection. (2010). Protect yourself! En anglais. Extrait le 15 mai 2012 de http://www1.k9webprotection.com/aboutk9/protect-myself.
[5] PC Tattletale. (2010). PC Tattletale Internet Monitoring Software & Parental Control Software. En anglais. Extrait le 10 mai 2012 de http://www.pctattletale.com/.
[6] CyberPatrol. (2012). CyberPatrol Family Safety Center. En anglais. Extrait le 10 mai 2012 de http://www.cyberpatrol.com/familysafety.asp.
[7] Computer Parenting. (2012). Stop Internet Predators. En anglais. Extrait le 10 mai 2012 de http://www.computerparenting.com/stop-Internet-predators.
[8] HabiloMédias, 2012 ; Marx, G.T., & Steeves, V. (2010). From the beginning: Children as subjects and agents of surveillance. Surveillance and Society, 7(3/4), 192-230.
[9] Kamii, 1991, p. 382, citation tirée de Nolan, J., Raynes-Goldie, K., & McBride, M. (2011). The Stranger Danger: Exploring Surveillance, Autonomy, and Privacy in Children’s Use of Social Media. Canadian Children Journal. (36)2, 24-32.
[10] Rooney, T. (2010). Trusting children: How do surveillance technologies alter a child’s experience of trust, risk, and responsibility? Surveillance and Society, 7(3/4), 344-355.
[11] Idem.
[12] Meyers, E.M., Nathan, L.P., & Unsworth, K. (2010). Who’s watching your kids? Safety and surveillance in virtual worlds for children. Journal of Virtual Worlds Research, 3(2), 3-28; Nolan, Raynes-Goldie, & McBride, 2011.
[13] Dinev, T., Hart, P., & Mullen, M.R. (2008). Internet privacy concerns and beliefs about government surveillance – an empirical investigation. Journal of Strategic Information Systems, 17, 214-233; Nolan, Raynes-Goldie, & McBride, 2011
[14] HabiloMédias, 2012, p. 17.
[15] Idem.
[16] Fuchs, C. (2012). The political economy of privacy on Facebook. Television & New Media 13 (2), 139-159
[17] CBC News. (2010, December 1). Parental spyware sold kid’s chats: Unfiltered online conversations were read by advertisers: court documents. En anglais. Extrait le 11 mai 2012 de http://www.cbc.ca/news/story/2010/12/01/con-echometrix-charges.html.
[18] Federal Trade Commission. (2010). FTC settles with company that failed to tell parents that children’s information would be disclosed to marketers. En anglais. Extrait le 11 mai 2012 de http://www.ftc.gov/opa/2010/11/ echometrix.shtm.