Les minorités visibles dans les médias d’information

L’objectivité et l’exactitude font partie des valeurs journalistiques les plus importantes. Cependant, les médias d’information canadiens ont constamment sous-représenté et stéréotypé les groupes racialisés.

Par conséquent, les trames de longue date selon lesquelles les nouvelles sont présentées ne sont pas remises en question[1]. Pour les Afro-Américains en particulier, la trame demeure celle établie en 1965 par l’Eyewitness News de Philadelphie : une attention sensationnaliste sur la criminalité et la violence qui a créé et perpétué « des récits négatifs sur les quartiers, qui ont effectivement "exclu" certains groupes en fonction de leur race, de leur classe et de leur code postal », sans donner suite à l’impact des reportages ou approfondir les causes des événements qu’ils couvraient. « Les dirigeants des réseaux avaient compris comment extraire des nouvelles qui divertissaient et attiraient les téléspectateurs en offrant des scénarios familiers : une boucle sans fin de scènes de rues de villes dangereuses[2]. »

« Vous allez rire, vous allez pleurer, vous allez le regarder mourir. » – Vernon Odom, journaliste pour Action News[3]

Une étude menée par l’Université de l’Illinois a révélé que les médias d’information encadrent les reportages de manière à perpétuer les stéréotypes sur les Afro-Américains et leur famille en général. Les résultats ont révélé que les médias d’information et d’opinion « pathologisent les familles noires et idéalisent les familles blanches au chapitre de la pauvreté et de la criminalité ». Des 800 articles publiés par des organes de presse grand public comme le New York Times et le Washington Post sur le sujet de la pauvreté, les organes de presse ont choisi de présenter des familles noires dans 59 % des cas, même si, aux États-Unis, seulement « 27 % des familles vivant sous le seuil de la pauvreté sont noires[4] ». De même, des recherches sur la couverture médiatique des fusillades de masse ont montré que les histoires concernant les auteurs de ces gestes avaient presque deux fois plus de chances d’être présentées sous l’angle de la maladie mentale[5]. En conséquence, selon Letrell Crittenden, spécialiste des médias, « le flux constant de reportages sur la criminalité urbaine décourage l’empathie et nuit à ceux qui sont déjà vulnérables à toute crise faisant la une des journaux[6] ».

La couverture de l’actualité au Canada, bien que généralement moins sensationnaliste, est présentée selon une trame similaire. Selon une étude sur la couverture des crimes dans les médias de Toronto, lorsque des hommes noirs sont tués par les tirs de policiers, les détails fournis servaient souvent à blâmer implicitement la victime (disant, par exemple, qu’elle était « connue de la police », même si elle n’était pas en train de commettre un crime lorsqu’elle a été tuée) et le langage utilisé exonérait la police de toute responsabilité[7]. De même, une analyse de la couverture des personnes noires, de la police et de la race dans le Globe and Mail a révélé que si le ton et le contenu des articles étaient généralement neutres, la trame, c’est-à-dire les sujets abordés, concernait en grande majorité la drogue, les gangs et la violence armée : « Il est évident que les trames du Globe and Mail dans les nouvelles concernant les Noirs sont construites de manière à refléter la couleur de la peau des Noirs des milieux urbains de Toronto comme un signe de problèmes. […] En effet, les trames évidentes relatives aux Noirs et à la police sont très majoritairement violentes. La seule trame potentiellement positive est celle de la "réduction de la criminalité", bien qu’elle soit révélatrice de la violence inhérente à la communauté noire[8]. »

La trame peut également avoir un impact sur la façon dont les histoires relatives à un groupe racial ou ethnique particulier sont couvertes. Par exemple, la couverture des manifestations du mouvement Black Lives Matter aux États-Unis était 10 fois plus susceptible de se concentrer sur les manifestations violentes que celles qui sont pacifiques[9]. Elle peut être le résultat d’un parti pris plus général en faveur de l’intérêt journalistique (une manifestation violente est intrinsèquement plus intéressante qu’une manifestation pacifique), mais la même étude révèle également que les articles sur les manifestations des Noirs pour les droits civils étaient deux fois moins susceptibles de mentionner les doléances des manifestants que les articles sur les manifestations portant sur d’autres sujets[10]. De même, la couverture médiatique a tendance à prioriser les articles au sujet de la race plutôt que d’inclure la race comme information dans les articles sur des sujets plus généraux[11]. Par conséquent, de nombreux Afro‑Américains estiment que la couverture des manifestations renforce les stéréotypes négatifs et efface la capacité d’agir des Noirs[12].

Tout comme les journalistes, les rédacteurs et les producteurs blancs ne remettent pas forcément en question la manière dont les reportages sur les communautés diversifiées sont présentés, ils ne se penchent pas toujours non plus sur ces communautés avec autant d’attention. Un article du Toronto Sun, par exemple, affirmait par erreur que « des chèvres étaient abattues » dans les toilettes d’un hôtel utilisé par des réfugiés[13], alors que le Journal de Montréal a apposé la légende « Membres d’un gang de rue, il y a quelques jours, en ville » sur une photo vieille de 10 ans montrant des étudiants noirs faisant la queue pour aller à l’église[14].

De même, les journalistes peuvent (consciemment ou non) utiliser un langage différent selon qu’ils parlent des personnes blanches ou des personnes racialisées. Une étude sur la retransmission des matchs de basketball universitaires masculins a révélé que les commentateurs sportifs ont tendance à parler de l’intelligence des joueurs blancs, alors qu’ils font surtout référence aux qualités physiques et au talent inné des joueurs noirs[15]. Les préoccupations relatives à la trame sont l’une des principales raisons pour lesquelles de nombreuses communautés historiquement sous-représentées préfèrent les plateformes de médias sociaux, que les utilisateurs peuvent, dans une certaine mesure, utiliser pour sélectionner eux-mêmes les informations, aux médias traditionnels[16].

Le manque de diversité dans les médias traditionnels n’affecte pas seulement la manière dont les nouvelles sont diffusées, mais aussi les voix qui sont entendues[17]. La Canadian Association of Black Journalists et l’organisme Canadian Journalists of Colour appellent les médias canadiens à l’action et leur demandent de « consulter officiellement et régulièrement les communautés racialisées au sujet de la couverture médiatique[18] ». Anita Li, cofondatrice de Canadian Journalists of Colour, a déclaré qu’« un bon journaliste consulte toujours ses sources et reste en contact avec elles, mais cette façon de faire doit être formalisée et institutionnalisée dans le cadre du processus éditorial de chaque organe de presse, et il faut le faire pour un ensemble diversifié de communautés[19] ».

Les ressources limitées, ainsi que le manque de diversité aux échelons supérieurs des salles de presse, peuvent faire passer certaines voix avant d’autres, ce qui est particulièrement vrai pour la police. Selon une étude réalisée en 2020, la police détermine quelles affaires criminelles sont couvertes dans les médias et lesquelles ne le sont pas. Comme l’a déclaré un journaliste new-yorkais dans le cadre de l’étude : « Selon notre politique, si l’histoire ne vient pas de la police, nous n’en parlons pas[20]. » Eric Deggans, critique de télévision à NPR, explique que « ce n’est pas tant qu’il y ait ce cortège de visages noirs et bruns dépeints comme des criminels : c’est aussi qu’il y a ce défilé d’histoires qui disent que tout ce que racontent les forces de l’ordre représente la vérité sur ce qui s’est passé. La seule fois où nous contredisons ces informations, c’est lorsqu’il s’agit d’une histoire suffisamment importante pour que nous consacrions de réelles ressources journalistiques pour analyser ce qui s’est passé[21]. »

En plus de créer une vision déformée des communautés racialisées dans les nouvelles, une telle situation peut amener ces communautés à perdre confiance dans le journalisme. Des recherches ont montré que les communautés noires et asiatiques sur Twitter « critiquaient et censuraient les médias d’information plus souvent qu’elles n’en faisaient l’éloge et ne les approuvaient », même si elles interagissaient avec les médias grand public en partageant et en critiquant les articles[22]. Parmi les solutions que les chercheurs ont relevées pour résoudre ce problème, en plus d’une meilleure représentation de ces communautés dans les salles de presse, les journalistes doivent faire l’effort d’entrer en contact avec les communautés racialisées à d’autres moments que pour les « nouvelles de dernière heure[23] ». Le manque de contacts réguliers avec les communautés diversifiées est lié à un autre problème de longue date dans les salles de presse canadiennes : les médias qui informent le public sur les enjeux raciaux le font « par des histoires qui sont assignées, rapportées et analysées par des équipes éditoriales majoritairement blanches[24] ».

 

[1] Baht, V., Mihelj, S., et Pankov, M. (2009). « Television news, narrative conventions and national imagination ». Discourse & Communication, 3(1), 57-78.

[2] Jones, L. (2022). « Lights, Camera, Crime : How a Philly-born brand of TV news harmed Black America ». The Philadelphia Inquirer. [traduction]

[3] Ibidem. [traduction]

[4] Rodgers, N., et Robinson, R. (2017). « How the news media distorts black families ». The Washington Post. Consulté à l’adresse : https://www.washingtonpost.com/outlook/2017/12/29/a374a268-ea6d-11e7-8a6a-80acf0774e64_story.html. [traduction]

[5] Duxbury, S.W., Frizzell, L.C., et Lindsay, S.L. (2018). « Mental illness, the media, and the moral politics of mass violence: The role of race in mass shootings coverage ». Journal of Research in Crime and Delinquency, 55(6), 766‑797.

[6] Jones, L. (2022). « Lights, Camera, Crime : How a Philly-born brand of TV news harmed Black America ». The Philadelphia Inquirer. [traduction]

[7] Allain, M.B. (2019). « Racialized victims of police violence and Canadian media: racial victim blaming and absolving the police ».

[8] Crichlow, W., et Lauricella, S. (2018). « An analysis of anti-Black crime reporting in Toronto: Evidence from news frames and critical race theory ». Dans Media, Crime and Racism (p. 301-316). Palgrave Macmillan, Cham. [traduction]

[9] Kilgo, D. (2021). « Media bias delegitimizes Black-rights protesters ». Nature, 593(7859), 315-315.

[10] Ibidem.

[11] Deggans, E. (2020). « Eric Deggans on How to Cover Race Without Perpetuating Prejudice ». Nieman. Consulté à l’adresse : https://nieman.harvard.edu/articles/eric-deggans-on-how-to-cover-race-without-perpetuating-prejudice/.

[12] Brown, D.K., Wilner, T., et Masullo, G.M. (2021). « ‘It’s Just Not the Whole Story’: Black Perspectives of Protest Portrayals ». Howard Journal of Communications, 1-14.

[13] Daro, I. (2018). « A Fake Online Review Claimed Refugees "Slaughtered Goats" In A Hotel. This Newspaper Helped It Go Viral ». Buzzfeed. Consulté à l’adresse : https://www.buzzfeednews.com/article/ishmaeldaro/sue-ann-levy-toronto-hotel-goat-slaughter-fact-check.

[14] Drimonis, T. (2021). « When irresponsible reporting inspires online hate ». Cult MTL. Consulté à l’adresse : https://cultmtl.com/2021/03/when-irresponsible-reporting-inspires-online-hate-quebec-media-racism/.

[15] Given, K. (2020). « ‘Crafty’ Vs. ‘Sneaky’: How Racial Bias in Sports Broadcasting Hurts Everyone ». WBUR. Consulté à l’adresse : https://www.wbur.org/onlyagame/2020/06/26/racial-stereotypes-sports-broadcast-bias.

[16] Freelon, D., et autres (2018). « How Black Twitter and other social media communities interact with mainstream news ». Knight Foundation. Consulté à l’adresse : https://knightfoundation.org/features/twittermedia/.

[17] Merrefield, C. (2020). « Race and the newsroom: What seven research studies say ». NiemanLab. Consulté à l’adresse : https://www.niemanlab.org/2020/07/race-and-the-newsroom-what-seven-research-studies-say/.

[18] (2020) « Canadian Media Diversity: Calls to Action ». J Source : The Canadian Journalism Project. Consulté à l’adresse : https://j-source.ca/canadian-media-diversity-calls-to-action/. [traduction]

[19] (2020) « Breaking News: Canadian Media Fails to Represent – A Multimedia Recap ». Université Simon-Fraser. Consulté à l’adresse : https://www.sfu.ca/publicsquare/events/2020/breaking-news.html. [traduction]

[20] Liebler, C.M., Ahmad, W., et Gayle, G. (2020). « Not at Risk? News, Gatekeeping, and Missing Teens ». Journalism Practice, 1-16. [traduction]

[21] Deggans, E. (2020). « Eric Deggans on How to Cover Race Without Perpetuating Prejudice ». Nieman. Consulté à l’adresse : https://nieman.harvard.edu/articles/eric-deggans-on-how-to-cover-race-without-perpetuating-prejudice/. [traduction]

[22] Freelon, D., Lopez, L., Clark, M.D., et Jackson, S.J. (2018). « How Black Twitter and other social media communities interact with mainstream news ». [traduction]

[23] Kilgo, D.K., Wilner, T., Masullo, G.M., et Bennett, L.K. (2020). « News Distrust among Black Americans Is a Fixable Problem ». Center for Media Engagement. Consulté à l’adresse : https://mediaengagement.org/research/news-distrust-among-black-americans/.

[24] Szklarski, C. (2020). « Calls grow for news outlet reporting on systemic racism to address own failures ». CTV News. Consulté à l’adresse : https://www.ctvnews.ca/canada/calls-grow-for-news-outlets-reporting-on-systemic-racism-to-address-own-failures-1.5016691. [traduction]