Désinformation politique

Bien qu'il soit important de remettre en question les nouvelles politiques, particulièrement en période électorale, il est essentiel d'être en mesure de reconnaître et de rejeter la désinformation : la diffusion délibérée de renseignements faux ou trompeurs. Dans une large mesure, les attitudes envers l'information et l'expertise sont elles-mêmes devenues politisées. Les personnes de gauche étant plus enclines à faire confiance aux experts et à leurs conseils, tandis que celles de droite le sont moins[1]. Cela peut engendrer un cercle vicieux : « La polarisation politique peut accroître la vulnérabilité à la désinformation, mais la désinformation a également le potentiel de polariser les citoyens[2]. » De plus, si le scepticisme motivé par la recherche d'exactitude rend les gens moins vulnérables à la désinformation, le scepticisme fondé sur l'identité d'une personne nous rend plus vulnérables[3].

Bien qu'il y ait eu une désinformation généralisée lors des récentes élections canadiennes, celle-ci semble avoir eu relativement peu d'impact. Cependant, plusieurs communautés auparavant sans liens les unes avec les autres, centrées sur des sujets comme les vaccins, le changement climatique et l'immigration, se sont regroupées pour former un groupe plus cohérent, orienté politiquement[4].

La capacité des réseaux sociaux et des moteurs de recherche d'afficher des publicités ciblées signifie qu'il est davantage probable qu'elles atteignent des personnes comme celles-ci, qui y seront sensibles. Lorsque des agents de la désinformation utilisent ce système pour mener une propagande, les répercussions néfastes sur l'intérêt public, la culture politique et l'intégrité de la démocratie sont considérables et fort différentes de celles entraînées par les autres types de publicité[5] .

Cela est peut-être encore plus vrai pour les plateformes vidéo comme YouTube et TikTok, où l'authenticité et la capacité à créer un lien avec le public sont des critères plus importants que l’exactitude des faits ou l'objectivité[6].

La désinformation peut avoir une incidence sur les politiques et les élections de cinq façons.

  1. Joindre un public vulnérable au message. La publicité ciblée fonctionne encore mieux pour les messages politiques que les messages commerciaux traditionnels en raison de l'impact de nos croyances sur nos pensées. Les partis politiques et les agents de la désinformation peuvent se servir des profils de données générés par les réseaux sociaux, les moteurs de recherche et les courtiers en publicités pour veiller à ce que leurs messages se rendent autant à un public gagné d'avance qu'à un public " semblable ", c'est-à-dire qu'ils se ressemblent tellement qu'ils sont susceptibles de partager les mêmes croyances : "Plus les responsables de la désinformation en savent sur leurs publics cibles, plus ils sont en mesure de les trouver, de les manipuler et de les décevoir. "[7] Des profils, basés sur des facteurs allant des opinions sur les vaccins, les armes à feu, et même les OVNIs, sont utilisés pour déterminer quelles publicités seront montrées à quels utilisateurs[8].

    Même si ces publicités payées sont susceptibles de joindre peu de gens, leur contenu fortement idéologique peut en inciter plusieurs à les partager, ce qui, par conséquent, incite les algorithmes des réseaux sociaux à publier ces histoires dans les fils de nouvelles de leurs amis. Même les histoires les plus loufoques peuvent bénéficier de ce processus puisque les adeptes d'une théorie du complot sont susceptibles d'en croire plusieurs autres. Trouver des électeurs adeptes d'au moins une de ces théories constitue donc une étape cruciale à la propagation d'une nouvelle. [9]
     
  2. Dynamiser ou éliminer les électeurs. Même si la désinformation politique ne réussira pas à convaincre une personne ayant un point de vue opposé, elle peut avoir un impact puissant sur sa décision d'aller voter ou non. Alors que les publicités suggérant des messages extrémistes étaient autrefois perçues comme hasardeuses puisqu'elles risquaient d'aliéner certains électeurs aux points de vue plus modérés, les publicités ciblées rendent possible l'envoi de messages extrémistes aux adeptes les plus fidèles, ou, surtout, l'envoi de messages à la clientèle électorale de son concurrent, pour la décourager d'aller voter. (Par exemple, alors que des publicités dépeignant Hilary Clinton comme une traîtresse ont été présentées aux partisans de Donald Trump, les partisans d'Hilary Clinton ont vu des publicités la montrant en train de qualifier certains AfroAméricains ‑de " super-prédateurs " afin de les dissuader de voter pour elle[10] .) Ces " sombres publicités " ne sont visibles qu'à l'acheteur de publicités, aux destinataires et aux réseaux sociaux, empêchant le concurrent, ou les organismes gouvernementaux responsables de l'encadrement des élections, d'en effectuer un suivi ou d'y répondre[11] .

    La désinformation concernant le processus électoral peut aussi avoir cet effet. Les chercheurs ont identifié plusieurs récits récurrents liés au vote, qui peuvent dissuader certains groupes de voter, suggérer que le processus électoral est corrompu, voire justifier des fraudes électorales sous prétexte que « l’autre camp » le fait déjà[12]. Ces récits se concentrent souvent sur les aspects techniques du vote, comme l’idée que les machines à voter peuvent modifier les voix, que le vote par correspondance n’est pas sécurisé[13], ou encore que les marques au crayon sur les bulletins peuvent être effacées[14].
     
  3. Établir le programme lors des nouvelles de dernière heure. Les nouvelles ont été décrites comme " les premières ébauches de l'histoire[15] ", mais elles sont de plus en plus les versions définitives : lorsqu'une nouvelle fausse ou inexacte est largement répandue, les gens sont plus susceptibles d'y croire plutôt que de croire en une nouvelle plus récente, même si cette dernière s'avère une rétractation de la source initiale[16] . Les agents de la désinformation ont recours à différentes techniques pour diffuser leur version des faits en premier, dont un bon nombre comprennent la manipulation des algorithmes des moteurs de recherche et des réseaux sociaux. Atteindre la tête du palmarès dans les moteurs de recherche, ou mieux encore un « extrait optimisé », constitue un objectif particulièrement important puisque bon nombre d'utilisateurs croient à tort que les moteurs de recherche sont des arbitres neutres et fiables,[17] et par conséquent, plus d'un quart des clics vont vers le premier résultat d'une recherche Google.[18] Par exemple, les résultats de recherche à la suite de la tuerie de 2017 de Las Vegas étaient principalement liés à des théories du complot[19] . Même si de telles histoires sont habituellement démystifiées (et souvent rétractées), et cette nouvelle peut avoir été répandue à grande échelle sur les réseaux sociaux avant qu'elle ne soit démystifiée ou rétractée[20] . Comme l'affirme le professeur Brendan Nyhan de Dartmouth College : " La désinformation se propage rapidement avant qu'elle ne soit déclassée par les algorithmes[21]  ". Consulter les premiers résultats de recherche, surtout lorsque l'on recherche des termes appariés à des opinions politiques extrémistes, peut plonger un utilisateur dans un abysse vers un univers de théories du complot, comme ce qu'il semble être arrivé à Dylann Roof, qui a assassiné neuf personnes dans une église de la Caroline du Sud après avoir cherché les termes " crimes perpétrés par des Noirs contre les Blancs "[22] .
     
  4. " Contaminer " l'information légitime. Comme mentionné précédemment, les sources de nouvelles légitimes peuvent être influencées par des partis pris, les leurs ou leur perception des partis pris de leur public, et accorder trop de crédibilité à une histoire plausible, mais non confirmée. Par exemple, lors de la campagne électorale américaine de 2016, une vidéo sur YouTube qui suggérait que Mme Clinton éprouvait des problèmes de santé qu'elle ne voulait pas divulguer a amené la création du mot-clic tendance #hillaryshealth (la santé de Hillary) sur Twitter (maintenant appelé X). Les journalistes ont donc accordé à cette nouvelle une grande importance, même si aucune information supplémentaire n'avait été diffusée[23] . Ce phénomène offre un véhicule à un petit nombre d'exploitants hautement engagés et raisonnablement astucieux, qu'ils soient pigistes ou appuyés par l'État, pour avoir un effet largement disproportionné sur le débat public, particulièrement lors d'élections, alors les médias sont constamment à la recherche de contenu nouveau et intéressant. Les sites d'actualités partisans se sont multipliés des deux côtés du spectre politique américain (bien que les chercheurs affirment qu'il y en a nettement plus à droite)[24].

    Les effets néfastes peuvent même se faire sentir lorsque la désinformation propagée n'est pas tout à fait fausse. Comme l'explique Gilan Lotan dans son étude sur les réseaux sociaux pendant le conflit Israël-Gaza : " Ni l'un ni l'autre n'avait tort en soi. Chacune des parties avait plutôt posément concocté son histoire, omettant un contexte et des détails importants. Et lorsque ces histoires se répètent quotidiennement, elles affectent systématiquement et profondément la perception de la réalité[25] ".
     
  5. Polarisation : Bien que de nombreux pays (y compris le Canada) soient devenus un peu plus polarisés socialement et politiquement[26], nous sommes loin d’être aussi polarisés que nous le pensons[27]. Cependant, la perception de notre polarisation – ce qu’on appelle la fausse polarisation – est en réalité plus importante, car c’est sur cette base que nous interagissons avec les autres[28]. Par exemple, les personnes aux extrémités du spectre politique ont tendance à croire que deux fois plus de gens de l'autre camp partagent leurs opinions extrêmes qu'en réalité [29].

    La fausse polarisation peut être causée par la désinformation ou des médias partisans[30], mais elle peut aussi être un effet secondaire des médias en réseau, qui favorisent le tri sélectif ("cherry-picking" : choisir uniquement les informations qui confortent notre point de vue) et la caricature extrême ("nut-picking" : ne s'engager qu'avec les opinions contraires les plus extrêmes)[31]. Cela signifie que, lorsque nous tentons d'engager une discussion en ligne, nous partons du principe que l'autre personne a des opinions plus extrêmes que ce n'est probablement le cas – et elle en fait autant à notre égard. En conséquence, nous avons également tendance à penser que les personnes de l’autre côté sont plus hostiles à notre égard qu’elles ne le sont réellement[32].

    La fausse polarisation peut également alimenter les théories du complot : les personnes qui se sentent marginalisées ou qui pensent que leur statut est menacé sont plus enclines à adhérer à la désinformation en général, et aux théories du complot en particulier[33]. Cela est d'autant plus préoccupant lorsque la désinformation et la sélection ciblée des informations contribuent à un sentiment, de part et d'autre, que chaque camp est en train de perdre[34].

[1] Novicoff, M. (2024) How raw milk went from a Whole Foods staple to a conservative signal. Politico.

[2] Lavigne, M. (2023). Resilient? Perceptions, Spread, and Impacts of Misinformation in the New Political Information Environment. McGill University (Canada).

[3] Li, J. (2023). Not all skepticism is “healthy” skepticism: Theorizing accuracy-and identity-motivated skepticism toward social media misinformation. new media & society, 14614448231179941.

[4] Bridgman, A., Lavigne, M., Baker, M., Bergeron, T., Bohonos, D., Burton, A., McCoy, K., Hart, M., Lavault, M., Liddar, R., Peng, P., Ross, C., Victor, J., Owen, T. and Loewen, P. (2022). Mis- and Disinformation During the 2021 Canadian Federal Election. Media Ecosystem Observatory.

[5] Ghosh, D., & Scott, B. (2018). Digital deceit: the technologies behind precision propaganda on the internet.

[6] John, J.N. (2021) When Generation Z falls for online misinformation. MIT Technology Review.

[7] Ghosh, D., & Scott, B. (2018). Digital deceit: the technologies behind precision propaganda on the internet.

[8] Singer, N. (2022) Why Am I Seeing That Political Ad? Check Your ‘Trump Resistance’ Score. The New York Times.

[9]Williams, M. N., Marques, M. D., Kerr, J. R., Hill, S. R., Ling, M., & Clarke, E. J. (2024) Increased Belief in One Conspiracy Theory Leads to Increased Belief in Others Over Time.

[10] Green, J, & Issenberg S. (2017) "Inside the Trump Bunker, With Days to Go". Bloomberg.

[11] Madrigal, A. (2017) What Facebook Did to American Democracy. The Atlantic.

[12] DiResta, R. (2022) Arizona's "Tricky Voting Machines" Sounds Suspiciously Familiar. The Atlantic.

[13] Karalunas, L.M., &Weiser W. (2023) The Election Denier's Playbook for 2024. Brennan Center.

[14] Carpenter, P. (2022) Researchers explore misinformation during Quebec election campaign. Global News.

[15] Fitch, G. (1905) “The Educational Value of ‘News.’” The State.

[16] Lewandowsky, S., Stritzke, W. G., Oberauer, K., & Morales, M. (2005). Memory for fact, fiction, and misinformation: The Iraq War 2003. Psychological Science, 16(3), 190-195.

[17] Bink, M., Zimmerman, S., & Elsweiler, D. (2022, March). Featured snippets and their influence on users’ credibility judgements. In Proceedings of the 2022 Conference on Human Information Interaction and Retrieval (pp. 113-122).

[18] Dean, B. (2023) Here's What We Learned About Organic Click Through Rate. Backlink.

[19] (2017) Tech giants sorry for false news about Las Vegas gunman. BBC News.

[20] (2017) Tech giants sorry for false news about Las Vegas gunman. BBC News.

[21] Carey, B. (2017) How Fiction Becomes Fact on Social Media. The New York Times.

[22] Pasquale, F. (2017) From Holocaust Denial To Hitler Admiration: Google’s Algorithm Is Dangerous. The Huffington Post.

[23] Lotan, G. (2016) Fake News Is Not the Only Problem. Data & Society.

[24] Folkenflik, D. (2022) Des journaux "zombies" de droite attaquent les démocrates de l'Illinois avant les élections. NPR.

[25] Lotan, G. (2016) Fake News Is Not the Only Problem. Data & Society.

[26] Merkley, E. (2022). Polarization eh? Ideological divergence and partisan sorting in the Canadian mass public. Public Opinion Quarterly, 86(4), 932-943.; Garzia, D., Ferreira da Silva, F., & Maye, S. (2023). Affective polarization in comparative and longitudinal perspective. Public Opinion Quarterly, 87(1), 219-231.

[27] Parker, V. (2018). The Great and Widening Divide: Political False Polarization and its Consequences.

[28] Ling, J, (2023) Far and Widening: The Rise of Polarization in Canada. Public Policy Forum.

[29] Mernyk, J. S., Pink, S. L., Druckman, J. N., & Willer, R. (2022). Correcting inaccurate metaperceptions reduces Americans’ support for partisan violence. Proceedings of the National Academy of Sciences, 119(16), e2116851119.

[30] Tokita, C. K., Guess, A. M., & Tarnita, C. E. (2021). Polarized information ecosystems can reorganize social networks via information cascades. Proceedings of the National Academy of Sciences, 118(50), e2102147118.

[31] Stone, D. (2023) Undue Hate: A Behavioral Economic Analysis of Hostile Polarization in US Politics and Beyond.

[32] Parker, V. (2018). The Great and Widening Divide: Political False Polarization and its Consequences.

[33] Koller, W. N., Thompson, H., & Cannon, T. D. (2023). Conspiracy mentality, subclinical paranoia, and political conservatism are associated with perceived status threat. Plos one, 18(11), e0293930.

[34] Van Green, T. (2024) Most Americans continue to say their side in politics is losing more often than it is winning. Pew Research Center.