Le marketing de la violence (et la crainte de violence)

Nul ne sait mieux que l’industrie du marketing que les enfants et les jeunes représentent un énorme marché, autant par leur propre pouvoir d’achat que par l’influence qu’ils exercent sur les dépenses familiales.

Le marketing de la violence

Nul ne sait mieux que l’industrie médiatique que les enfants et les jeunes représentent un énorme marché, autant par leur propre pouvoir d’achat que par l’influence qu’ils exercent sur les dépenses familiales.

Les producteurs de médias font de la publicité dans les publications pour adolescents, diffusent des bandes-annonces pour des films destinés aux adultes à des heures où les enfants peuvent être devant l’écran et recrutent des préados et des enfants (parfois dès l’âge de sept ans) pour évaluer des scénarios, des publicités, des bandes-annonces et des premiers montages de films cotés R (réservés aux adultes). L’industrie du film et des jeux vidéo conçoit souvent des jouets dérivés de films et de jeux pour adultes à l’intention d’enfants aussi jeunes que quatre ans,[1] afin de « créer une relation durable avec la marque[2] » Par conséquent, même si un film spécifique ne convient pas aux enfants, l’achat de jouets, t-shirts et autres articles dérivés n’est pas considéré comme inapproprié.

En plus de profiter de la violence et d’en faire la publicité, les médias sont de plus en plus utilisés pour promouvoir les armes à feu. Les industries de la télévision et du cinéma entretiennent une relation de longue date avec l’industrie des armes à feu, les fabricants d’armes fournissant gratuitement des armes « factices », donnant des conseils sur leur utilisation, et payant parfois pour que leur marque soit mise en vedette : l’apparition d’une marque dans un film ou une émission de télévision à succès peut stimuler les ventes et les maintenir pendant des décennies[3]. Dans les médias sociaux, les influenceurs arborent des armes de poing et des bikinis de camouflage pour « embellir le monde intrinsèquement laid et en apparence indésirable des armes[4] ». Et même s’il est encore difficile de déterminer si les jeux vidéo violents entraînent des comportements violents, les fabricants d’armes payent pour que leurs produits y soient présentés[5], et l’armée américaine a conclu qu’ils constituaient un outil de recrutement efficace, que ce soit sous la forme de « jeux d’entraînement » comme America’s Army ou de séances de diffusion en continu commanditées sur YouTube ou Twitch[6].

Outre la publicité sur les armes à feu, les médias populaires vendent également l’identité héroïque associée à la possession d’une arme à feu. Les films et les émissions de télévision regorgent d’exemples de « gentils armés[7] » : le personnage sympathique doté d’un sens moral fort, comme Joel Miller dans The Last of Us, le champion qui défend les faibles, comme Orlando Oxford dans The King’s Man, ou encore le héros rebelle dont l’insouciance sauve la situation, comme Pete Mitchell dans Top Gun: Maverick. Et pour de nombreux propriétaires d’armes à feu, « porter une arme est un moyen de s’identifier à cet idéal courageux[8] ». Grâce à Hollywood, l’industrie des armes à feu bénéficie d’un double avantage : elle présente les armes à feu comme des moyens légitimes et efficaces de faire face à des situations dangereuses, tout en laissant entendre que le monde est un endroit dangereux où les crimes violents sont courants et où la sécurité personnelle est menacée, réaffirmant la nécessité des armes à feu pour se protéger[9].

Le marketing de la peur

La violence dans les médias est un problème social populaire qu’il est facile de s’approprier, surtout lorsqu’il se pose dans le contexte des jeunes et des enfants. En tant qu’adultes et parents cherchant à promouvoir des habitudes saines en ce qui a trait à la consommation des médias et à l’éducation aux médias, nous devons faire attention de ne pas tomber dans le piège des beaux discours chargés d’émotion conçus pour nous effrayer au lieu de nous éclairer.

Les polémiques chargées d’émotivité au sujet du film violent du mois ou du tout nouveau jeu vidéo choquant servent à propulser les enjeux comme la violence dans les médias sous les projecteurs, mais elles n’apportent que rarement, voire jamais, les outils dont les parents, les enfants et les citoyens ont besoin pour s’engager par rapport aux médias violents auxquels ils sont confrontés. Au contraire, la violence dans les médias, qu’il s’agisse de nouvelles ou de fiction, provoque des craintes à la fois exagérées et faussées. Au contraire, la violence dans les médias, qu’il s’agisse d’actualités ou de fictions, provoque des peurs à la fois exagérées et déformées. Un phénomène connexe, le « syndrome du grand méchant monde », inventé par George Gerbner, suggère que les grands consommateurs de télévision ont tendance à percevoir le monde d’une manière qui correspond aux images diffusées à la télévision. Les recherches de Gerbner ont montré que les personnes qui regardent beaucoup la télévision sont plus susceptibles :

  • de surestimer le risque d’être victime d’un crime;
  • de croire que leur quartier n’est pas sécuritaire;
  • de croire que la « crainte du crime est un problème personnel très sérieux[10] »;
  • de supposer que le taux de criminalité augmente, même si ce n’est pas le cas[11].

Par exemple, en se concentrant intensivement sur les tueries de masse, la couverture de la violence armée n’aborde pas les questions sociales élargies ou les approches de santé publique[12], tandis que la consommation accrue de médias axés sur la criminalité entraîne une crainte accrue du crime et des « politiques de justice pénale punitives et défensives[13] » comme la peine de mort, les lois de la troisième faute (qui imposent une peine d’emprisonnement à vie à toute personne reconnue coupable d’un crime et qui déjà fait l’objet d’une ou de deux condamnations graves), les lois appelées « stand your ground » en anglais (qui permettent aux citoyens d’utiliser une force mortelle en cas de légitime défense), et le port ouvert d’armes à feu dans les espaces publics[14].

En plus d’être exploitée à des fins politiques, la peur induite par les médias est utilisée pour vendre la surveillance, qu’il s’agisse d’accepter la surveillance gouvernementale à l’école[15] ou d’acheter des dispositifs de surveillance pour espionner sa propre demeure[16]. Les recherches de HabiloMédias montrent depuis 10 ans que la couverture médiatique de l’exploitation sexuelle en ligne, qui donne généralement une image erronée de ce que sont les « prédateurs », de la manière dont ils approchent leurs victimes et des personnes qui risquent d’être prises pour cibles[17], incite les parents à surveiller leurs enfants par voie électronique[18]. Or, cette surveillance peut entraîner un bris de confiance entre les parents et les enfants, ce qui, ironiquement, expose ces derniers à des risques encore plus grands[19].


[1] Watkins, M. (2023, August 6). 10 Children’s Toy Lines That Are Based on R-Rated Movies. MovieWeb. https://movieweb.com/childrens-toys-r-rated-movies/

[2] Sandy Hook Promise. (2023). Untargeting Kids: Protecting children from harmful firearm marketing. https://sandyhookpromise.app.box.com/s/vrnwapxftjewxusthvz89x6dntlybke3 [traduction]

[3] Baum, G., & Johnson S. (2018) « Locked and Loaded: The Gun Industry’s Lucrative Relationship with Hollywood. » The Hollywood Reporter. Consulté sur le site https://features.hollywoodreporter.com/the-gun-industrys-lucrative-relationship-with-hollywood/

[4] Tiffany, K. (19 juin 2019). Gun influencers on Instagram are a boon to gun companies. Vox. https://www.vox.com/features/2019/6/19/18644129/instagram-gun-influencers-second-amendment-tactical-community

[5] Parkin, S. (2019) Shooters: How Video Games Fund Arms Manufacturers. Eurogamer. Consulté sur le site https://www.eurogamer.net/articles/2013-02-01-shooters-how-video-games-fund-arms-manufacturers

[6] Uhl, J. (2020) The US Military is Using Online Gaming to Recruit Teens. The Nation. Consulté sur le site https://www.thenation.com/article/culture/military-recruitment-twitch/

[7] Wilkinson, A. (2022, June 23). Hollywood movies have taught us we’re the good guy with a gun. Vox. https://www.vox.com/23180187/hollywood-good-guy-gun-movies [traduction]

[8] Wilkinson, A. (2022, June 23). Hollywood movies have taught us we’re the good guy with a gun. Vox. https://www.vox.com/23180187/hollywood-good-guy-gun-movies [traduction]

[9] Romer, D. (2021). Does Hollywood need guns? Center for Scholars & Storytellers. https://www.scholarsandstorytellers.com/blog/guns-in-hollywood-movies-and-tv-shows

[10] Gerbner, G. (1988). Violence and Terror in the Mass Media. In Reports and Paper on Mass Communication (Vol. 102). The United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (UNESCO). https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000082684 [traduction]

[11] Ray, C. M., & Kort-Butler, L. A. (2013). What you See Is What you Get? Investigating how Survey Context Shapes the Association between Media Consumption and Attitudes about Crime. American Journal of Criminal Justice, 45(5), 914–932. https://doi.org/10.1007/s12103-019-09502-7

[12] Martin, M. (28 janvier 2023). Changing the Way Media Reports on Gun Violence. [Émission de radio]. NPR. https://www.npr.org/transcripts/1152350461

[13] Dolliver, M. J., Kenney, J. L., Reid, L. W., & Prohaska, A. (2018). Examining the relationship between media consumption, fear of crime, and support for controversial criminal justice policies using a nationally representative sample. Journal of Contemporary Criminal Justice, 34(4), 399–420. https://doi.org/10.1177/1043986218787734 [traduction]

[14] Ibid.

[15] Marlow, C., Greytak, E., Duarte, K., & Sun, S. (2023). Digital Dystopia: The Danger in Buying What the EdTech Surveillance Industry is Selling. American Civil Liberties Union. https://www.aclu.org/wp-content/uploads/legal-documents/digital_dystopia_report_aclu.pdf

[16] Haskins C. (2019) How Ring Transmits Fear to American Suburbs. Motherboard. Consulté sur le site https://www.vice.com/en/article/ywaa57/how-ring-transmits-fear-to-american-suburbs

[17] Kohm, S. A. (2019). Claims-making, child saving, and the news media. Crime, Media, Culture, 16(1), 115–137. https://doi.org/10.1177/1741659019838003

[18] Steeves, V. (2012) Jeunes Canadiens dans un monde branché, Phase III : Discuter de la vie en ligne entre parents et jeune. HabiloMédias. Consulté sur le site https://habilomedias.ca/sites/default/files/pdfs/publication-report/full/JCMBIII-jeunes-parents.pdf

[19] Adorjan, M., Ricciardelli, R., & Saleh, T. (2022). Parental Technology Governance: Teenagers’ understandings and responses to parental digital mediation. Qualitative Sociology Review, 18(2), 112–130. https://doi.org/10.18778/1733-8077.18.2.06