Les industries des médias audiovisuels
Les caractéristiques commerciales et les modèles de distribution du cinéma, de la télévision traditionnelle, des services de vidéo en continu et de la vidéo en ligne exercent chacun une influence sur le type de contenu produit, la manière dont il est conçu et la façon dont les publics le consomme. Malgré la croissance d’autres industries comme le jeu vidéo et les médias sociaux, les industries des médias audiovisuels demeurent une référence culturelle, fournissant (entre autres) la principale source de mèmes Internet : « Loin de rendre les formes typiques de la culture populaire dépassées, la culture Internet repose sur un socle fait de Bob l’éponge, d’expressions de Leonardo DiCaprio et de références obscures à des jeux vidéo[1]. »
Les services numériques de médias audiovisuels (SMAV), qui comprennent la vidéo en ligne, la musique numérique et le jeu vidéo numérique, ont généré plus de 5,9 milliards de dollars de revenus en 2021. Le cœur de l’économie des médias en réseau se déplace toutefois des médias financés par la publicité vers les revenus d’abonnement (« pay-per media »). Ce passage au modèle payant a rendu le secteur télévisuel plus résilient face aux chocs économiques que les modèles traditionnels basés sur les revenus publicitaires. Des entreprises internationales comme Amazon, Apple et Netflix jouent un rôle important au Canada, générant environ 15,4 milliards de dollars de revenus en 2021. Cependant, les cinq plus grandes entreprises nationales (Bell, Telus, Rogers, Shaw/Corus et Québecor) représentent encore un peu plus des deux tiers de l’ensemble des revenus de l’économie des médias en réseau[2].
Cinéma et télévision traditionnelle
Pendant une grande partie du XXᵉ siècle, le cinéma et la télévision étaient les principales formes de vidéo, caractérisées par un modèle industriel hautement centralisé et professionnalisé. À cette époque, les outils de création vidéo étaient largement réservés aux professionnels, et la distribution était strictement contrôlée par les grands groupes médiatiques. Le contenu était généralement licencié ou commandé par des distributeurs, ce qui impliquait un investissement financier important par projet. L’objectif principal était d’atteindre un public de « médias de masse », une norme qui a fortement influencé la compréhension sociale et culturelle des médias. Ce modèle commercial exige des contenus dotés d’une grande qualité de production et d’un soin particulier apporté à la narration visuelle afin de justifier l’investissement et d’attirer un large public[3]. Il conduit également à des décisions fondées avant tout sur l’évitement du risque : comme le rappelle Walt Hickey dans You Are What You Watch, « la priorité absolue de la plupart des producteurs n’est pas de gagner beaucoup d’argent, mais plutôt de ne pas en perdre beaucoup. Personne n’a jamais été renvoyé pour avoir misé raisonnablement sur une franchise populaire, mais beaucoup l’ont été pour avoir misé raisonnablement sur un scénario inconnu au fort potentiel. L’incitatif est l’aversion au risque, non la recherche du profit[4]. » Ou, comme le dit l’animateur de balado Chris Winterbauer : « Il suffit d’un seul mauvais comparatif à Hollywood pour qu’un projet passe à la trappe[5]. »
L’industrie télévisuelle canadienne se distingue sur la scène internationale par son niveau élevé d’intégration : Les principales chaînes de télévision généralistes et les services payants ou spécialisés appartiennent à de grands conglomérats de télécommunications (p. ex. Bell, Rogers, Shaw/Corus et Québecor). Parallèlement, le modèle économique de la télévision commerciale au Canada repose depuis longtemps sur l’achat, par des entreprises nationales comme Bell, de droits exclusifs et à long terme pour la distribution au Canada de programmes phares américains (p. ex. HBO, Starz, Showtime). Ce modèle d’intermédiation est toutefois de plus en plus menacé, les fournisseurs internationaux de contenus choisissant désormais d’offrir directement leurs services aux consommateurs[6].
L’investissement total dans la production cinématographique et télévisuelle au Canada a atteint 9,1 milliards de dollars en 2021. Cette croissance est largement portée par les investissements étrangers, comme les studios hollywoodiens traditionnels ou les nouveaux services de diffusion en continu comme Netflix et Amazon. Cette tendance se traduit par un volume important de « productions de services » étrangères, reposant principalement sur le modèle du « commander et conserver l’ensemble des droits » dans lequel le bailleur de fonds conserve les droits exclusifs de propriété. Si ces investissements étrangers contribuent à créer un savoir-faire local durable (main-d’œuvre qualifiée, infrastructures), ils signifient souvent que les investisseurs et producteurs canadiens renoncent au contrôle sur la distribution, les droits et les profits[7].
Diffusion vidéo en continu
Les services de diffusion vidéo en continu (comme Netflix, Hulu ou Disney+) diffusent des séries, des émissions et des films basés sur du contenu sous licence, selon un modèle similaire à celui de l’industrie traditionnelle, mais distribués par Internet. Leurs principaux modèles d’affaires reposent sur les abonnements et la publicité. Les revenus des services d’abonnement et de téléchargement de vidéo en ligne ont atteint 3,5 milliards de dollars en 2021. Netflix est le principal service de vidéo en ligne au Canada : il compte 7,5 millions d’abonnés (soit un peu plus de la moitié des foyers canadiens) et a généré 1,34 milliard de dollars de revenus en 2021. L’arrivée des services de vidéo en ligne a élargi l’ensemble du marché télévisuel, ce qui montre qu’il s’agit d’une dynamique de croissance plutôt que d’une cannibalisation des revenus existants[8]. Toutefois, au cours des cinq dernières années, la principale source de revenus des plateformes de diffusion en continu est passée des formats télévisuels aux longs métrages[9].
Bien que le contenu offert sur ces plateformes conserve généralement les normes élevées de production et la sophistication narrative des médias traditionnels, le modèle de distribution influence la manière dont ils gagnent en popularité et sont consommés[10]. La disponibilité immédiate du contenu sur les plateformes de diffusion facilite le revisionnement et peut alimenter la viralité sur les réseaux sociaux. Par exemple, le film d’animation KPop Demon Hunters est devenu un phénomène en partie grâce à sa disponibilité instantanée, ce qui a encouragé les revisionnement et poussé les fans à reproduire les chorégraphies sur TikTok ou à partager des extraits sur YouTube[11]. Cela montre comment la diffusion en continu permet au contenu de bénéficier d’effets de réseau et d’un engagement prolongé, particulièrement pour les œuvres propices au partage social et au visionnage répété. Les accords de distribution avec les studios, qui transfèrent le risque et le contrôle au diffuseur et renoncent souvent à la participation traditionnelle aux bénéfices, peuvent orienter la production vers des critères de réussite propres à la diffusion en continu (p. ex., heures de visionnement, taux de complétion) plutôt que vers la seule performance en salle[12]. Par ailleurs, comme chaque plateforme représente une dépense distincte pour les consommateurs, les services de diffusion en continu cherchent constamment à réduire le taux de désabonnement[13].
Contrairement au cinéma et à la télévision traditionnelle, les plateformes de diffusion en continu s’appuient fortement sur des algorithmes pour sélectionner, recommander, et même commander des contenus. Netflix, par exemple, utilise une interface organisée en rangées horizontales et verticales, toutes alimentées par des algorithmes : les catégories, les titres et même les miniatures sont sélectionnés selon les données que Netflix possède sur le spectateur. Bien que le défilement bidirectionnel donne une impression d’abondance, les catégories et les titres sont également triés de manière à mettre en évidence ceux que l’algorithme considère comme les meilleurs choix pour l’utilisateur[14]. Ce processus mobilise au moins six algorithmes de classement, qui tiennent compte notamment de la popularité générale d’un titre, de ses variations récentes de popularité, de sa similitude avec d’autres contenus de la même rangée ou avec ceux déjà visionnés par l’utilisateur. Les miniatures illustrant chaque contenu sont elles aussi choisies par algorithme. Netflix indique que 80 % de l’attention d’un utilisateur lors de la navigation se porte sur ces miniatures, et comme la plateforme ne dispose que d’un très court laps de temps pour amener l’abonné à faire un choix, celles-ci doivent être soigneusement sélectionnées pour séduire chaque spectateur[15].
Les données recueillies par les services de diffusion vidéo en continu ne servent pas seulement à associer des contenus aux utilisateurs, elles sont aussi utilisées pour orienter les décisions d’acquisition et de commande de nouveaux contenus. Cela permet, par exemple, à Netflix de réduire les risques en faisant passer un projet potentiel (série ou film) par son système de recommandation et de suivre une stratégie de « créneau agrégé »[16], à l’aide d’algorithmes d’association, afin d’identifier des créneaux inexploités comme des publics mal desservis ou des micro-genres dont la popularité est inattendue[17].
Vidéo en ligne
L’essor des plateformes de vidéo en ligne comme YouTube et TikTok a décentralisé les contrôleurs traditionnels de l’accès aux médias et redéfini la création et la consommation de contenus. Ces plateformes diffusent des vidéos sans les créer ni les commander : les utilisateurs, un mélange de professionnels, d’amateurs et d’entre les deux, publient du contenu sans autre entente de licence que les conditions d’utilisation de la plateforme. Cela transfère presque entièrement le risque sur le créateur, en échange d’une plus grande liberté créative et d’un accès au public de la plateforme. Ce modèle favorise la création vidéo amateur et non commerciale, produisant une immense quantité de contenus reflétant des intérêts et sensibilités très spécifiques. Bien que certaines vidéos atteignent une viralité massive, elles restent l’exception; la force de la vidéo hébergée réside dans sa fragmentation et sa spécialisation. La découverte de contenus est souvent guidée par des algorithmes, par le biais des fonctionnalités comme la barre « À suivre » de YouTube ou la page « Pour toi » de TikTok, tout en étant influencée par les actions des utilisateurs, comme suivre des comptes ou effectuer une recherche active[18].
En raison de ces caractéristiques techniques et commerciales, la vidéo en ligne présente généralement :
- Un contenu de niche et personnalisé: la vidéo en ligne excelle à offrir du contenu adapté aux intérêts, passions et sensibilités personnelles, souvent absents des autres industries audiovisuelles en raison de leur besoin de viser un public plus large. Les spectateurs utilisent ces plateformes pour accéder à leur « contenu préféré » ou à du « contenu très spécifique », comme des conseils pointus de jardinage, de l’humour ou des tutoriels d’ingénierie. Les créateurs peuvent se spécialiser sans avoir à plaire à un public de masse[19].
- Des formats courts et verticaux: l’immense popularité de plateformes comme TikTok, avec ses vidéos courtes, souvent verticales, conçues pour un défilement infini et une consommation rapide, a poussé d’autres services (p. ex., Instagram Reels, YouTube Shorts) à introduire des fonctionnalités similaires. Cela incite les créateurs à produire du contenu optimisé pour le mobile et pour un engagement bref. L’accessibilité de la vidéo hébergée sur téléphone permet une utilisation dans les « moments entre deux » de la journée, offrant un divertissement rapide lorsque les spectateurs « n’ont pas envie de réfléchir ». Cela influence la conception du contenu pour qu’il soit facilement consommable en courtes séquences et dans divers contextes, souvent décontractés[20].
- Un accent sur l’interaction sociale et le partage: la vidéo hébergée favorise le « lien par le partage ». Les vidéos sont souvent créées dans l’objectif d’être partagées avec des amis et des membres de la famille par messages privés, où les proches agissent comme des « algorithmes humains » pour sélectionner du contenu pertinent. Cette manière particulière de consommer stimule la création de vidéos partageables, auxquelles on peut s’identifier ou qui servent de déclencheurs de conversation[21].
- L’agentivité du spectateur: Les utilisateurs sont souvent « délibérés » dans leur engagement, en sélectionnant activement ce qui apparaît dans leur fil et en adoptant des stratégies pour recevoir le contenu souhaité, malgré les recommandations algorithmiques. Cela signifie que les créateurs doivent produire un contenu suffisamment marquant pour que les spectateurs le recherchent activement ou interagissent avec lui malgré la multitude d’options disponibles. Bien que le mouvement soit toujours présent, l’immense volume et la nature moins uniformément organisée du contenu généré par les utilisateurs, surtout dans les sections de découverte (comme la page « Pour toi » de TikTok), peuvent entraîner des parcours de regard plus dispersés et idiosyncratiques que dans les expériences cinématographiques fortement dirigées. Cela permet à la compréhension narrative et aux recherches individuelles de sens de guider l’attention plus librement, car la « tyrannie du film » est moins forte en l’absence du même degré de contrôle externe exercé par le mouvement[22].
Ce que les spectateurs et les créateurs appellent « l’algorithme » sur des plateformes comme YouTube ou TikTok correspond en réalité à plusieurs systèmes distincts. Des algorithmes d’association et de classification servent à analyser les préférences des utilisateurs, à étiqueter les vidéos et à recommander d’autres contenus en conséquence. Les interactions des utilisateurs sont ensuite évaluées principalement selon qu’ils ont aimé la vidéo ou non, laissé un commentaire, la durée de chaque séance et le temps qui s’écoule avant leur retour dans l’application après l’avoir quittée. Ces données servent ensuite à affiner le modèle de recommandation pour chaque utilisateur. L’interface de l’application est conçue pour encourager l’interaction en limitant ce qui apparaît à l’écran à la vidéo elle-même et aux icônes d’interaction (aimer, commenter, partager). Le fait de n’afficher qu’une seule vidéo à la fois permet aussi de mesurer plus précisément la durée de visionnement.
Les algorithmes des plateformes influencent aussi fortement le travail des créateurs, qui ressentent une pression constante pour gagner en visibilité. « Cette logique influe sur les sujets abordés, les genres choisis, la durée des vidéos, les titres, la conception des miniatures et l’organisation du discours ». Si un contenu est trop façonné pour plaire à l’algorithme, il risque d’être perçu comme un « piège à clics » et de susciter des réactions négatives[23]. Les créateurs doivent donc trouver un équilibre subtil, en tenant compte des préférences qu’ils attribuent à l’algorithme sans donner l’impression d’essayer excessivement de s’y conformer. Cet équilibre est plus facile à atteindre lorsque leur contenu est déjà mis en avant par l’algorithme.
Les créateurs subissent également une pression à produire et publier du contenu plus fréquemment afin de conserver leur rang dans l’algorithme. Comme l’a expliqué un contributeur YouTube : « L’algorithme t’oblige à produire constamment du contenu. Tu ne peux pas te dire : je vais faire un court métrage et prendre une pause d’un mois et demi, parce que les courts métrages prennent du temps. Tu ne peux pas faire ça. Tu vas perdre des centaines de milliers d’abonnés et tu ne gagneras plus d’argent. » La même étude montre que les créateurs YouTube aimeraient voir la plateforme évoluer pour limiter l’effet cumulatif de popularité (« les riches s’enrichissent ») et encourager davantage la découverte fortuite. Ils aimeraient notamment pouvoir voir ce que regardent leurs amis, accéder à du contenu sur lequel ils ne cliqueraient pas spontanément, recevoir davantage de recommandations humaines et voir les créateurs moins connus mieux mis en avant[24].
[1] Hickey, W. (2023). You Are What You Watch: How Movies and TV Affect Everything. Hachette UK.
[2] Winseck, D. (2022) Growth and Upheaval in the Network Media Economy, 1984-2021. https://doi.org/10.22215/gmicp/2021.1. Global Media and Internet Concentration Project, Carleton University.
[3] Lotz, A. D., & Lunardi, G. (2025). Understanding hosted video and its uses: Conceptualizing new fields of video experience. New Media & Society, 14614448251338490.
[4] Hickey, W. (2023). You Are What You Watch: How Movies and TV Affect Everything. Hachette UK.
[5] Winterbauer, C. (2025) What Went Wrong: Predator. Sad Boom Media.
[6] Winseck, D. (2022) Growth and Upheaval in the Network Media Economy, 1984-2021.
[7] Winseck, D. (2022) Growth and Upheaval in the Network Media Economy, 1984-2021.
[8] Winseck, D. (2022) Growth and Upheaval in the Network Media Economy, 1984-2021.
[9] Rojas, A. (2025) How Movies Increasingly Drive Streaming Revenue. The Hollywood Reporter.
[10] Lotz, A. D., & Lunardi, G. (2025). Understanding hosted video and its uses: Conceptualizing new fields of video experience. New Media & Society, 14614448251338490.
[11] Fuster, J. (2025) The ‘KPop Demon Hunters’ Craze Couldn’t Have Happened in Movie Theaters. The Wrap.
[12] Belloni, M. (2025) The Tragedy of ‘KPop Demon Hunters.’ Puck.
[13] Rojas, A. (2025) How Movies Increasingly Drive Streaming Revenue. The Hollywood Reporter.
[14] Alvino, C., & Basilico J. (2015) Learning a Personalized Homepage. The Netflix Tech Blog. Consulté à l’adresse : https://netflixtechblog.com/learning-a-personalized-homepage-aa8ec670359a
[15] Nelson, N. (2015) The Power of a Picture. Netflix blog. Retrieved from https://about.netflix.com/en/news/the-power-of-a-picture
[16] Higson, A. (2021). Netflix, the Curation of Taste, and the Business of Diversification. Studia Humanistyczne AGH, 20(4), 7-25.
[17] Carr. D. (2013) Giving Viewers What They Want. The New York Times. Consulté à l’adresse : https://www.nytimes.com/2013/02/25/business/media/for-house-of-cards-using-big-data-to-guarantee-its-popularity.htm
[18] Lotz, A. D., & Lunardi, G. (2025). Understanding hosted video and its uses: Conceptualizing new fields of video experience. New Media & Society, 14614448251338490.
[19] Lotz, A. D., & Lunardi, G. (2025). Understanding hosted video and its uses: Conceptualizing new fields of video experience. New Media & Society, 14614448251338490.
[20] Lotz, A. D., & Lunardi, G. (2025). Understanding hosted video and its uses: Conceptualizing new fields of video experience. New Media & Society, 14614448251338490.
[21] Lotz, A. D., & Lunardi, G. (2025). Understanding hosted video and its uses: Conceptualizing new fields of video experience. New Media & Society, 14614448251338490.
[22] Hutson, J. P., Chandran, P., Magliano, J. P., Smith, T. J., & Loschky, L. C. (2022). Narrative comprehension guides eye movements in the absence of motion. Cognitive Science, 46(5), e13131.
[23] Bishop, S. (2020). Algorithmic experts: Selling algorithmic lore on YouTube. Social Media+ Society, 6(1), 2056305119897323.
[24] Pedersen, E. (2019). “My Videos are at the mercy of the YouYube algorithm”: how content creators craft algorithmic personas and perceive the algorithm that dictates their work. (Master's Thesis). Berkeley, CA: University of California at Berkeley.