L'économie du sexisme

Nous sommes en train de vivre un changement radical en ce qui concerne les femmes et le cinéma, un changement dans le nombre de femmes qui le font, mais aussi un changement de mentalité. Des films réalisés par des femmes, cinéastes ou non, sortent chaque semaine et sont accueillis comme une évidence plutôt qu’une aberration. Certains dominent par leur succès commercial et une poignée d’entre eux agrément la saison des remises de prix. En dépit des préjugés et des obstacles persistants, les femmes réalisent désormais des films aux budgets, aux thèmes et aux distributions variées[1].

 

Les représentants de l’industrie des médias affirment souvent que les stéréotypes sont motivés par les données démographiques, en particulier le désir de rejoindre la partie la plus désirable du public : les hommes âgés de 18 à 34 ans[2]. Selon l’idée reçue dans l’industrie des médias, les filles consomment des médias destinés aux garçons, mais l’inverse n’est pas vrai[3], et comme la plupart des entreprises médiatiques hésitent à prendre des risques[4], elles suivent cette sagesse conventionnelle même lorsque les données suggèrent qu’elle est incorrecte.

Q-tips® Men's PackSelon une vérité similaire, les produits sexospécifiques sont plus rentables que les produits unisexes. Alors que cette notion était autrement limitée à la commercialisation de versions féminines de produits unisexes (une « taxe rose » faisant en sorte que les femmes payaient, en moyenne, 7 % de plus pour les mêmes produits que les hommes[5]), les spécialistes du marketing essaient de plus en plus de tirer profit de la masculinité vulnérable des hommes en vendant des versions « masculines » de produits comme les cotons-tiges Q-Tips, dont la boîte présente un motif de métal ondulé et qui sont décrits comme « l’ultime outil polyvalent pour les hommes ».

Cependant, alors que ces deux points de vue prétendent être fondés sur la réalité financière, les chiffres réels ne les confirment pas. Les détaillants sont en fait moins susceptibles de stocker des produits sexospécifiques que des produits unisexes[6], et les marques non sexospécifiques sont davantage reconnaissables et perçues de manière plus positive par les consommateurs que les marques sexospécifiques[7]. Les films dans lesquels figurent des protagonistes féminins, dans l’intervalle, gagnent en moyenne plus que les films présentant des protagonistes masculins (la différence est en réalité plus importante pour les films à gros budget)[8], alors qu’une étude menée en 2018 révèle que les films dirigés par des femmes avaient surpassé ceux dirigés par des hommes au cours des 4 années précédentes[9]. Il n’est pas vrai non plus que les films mettant en vedette des femmes rapportent moins auprès du public international[10]. Les films réalisés par des femmes sont, en moyenne, plus rentables que ceux réalisés par des hommes[11], et les films qui passent le « test de Bechdel » (voir « Lutte contre les stéréotypes, pour le changement ») sont plus rentables que ceux qui ne le font pas[12].

En ce qui concerne la publicité, non seulement un jeune Canadien sur trois se préoccupe de l’inégalité de genre et des stéréotypes de genre[13], mais les publicités qui remettent en cause les stéréotypes sont à la fois perçues de manière plus positive et sont plus susceptibles d’être regardées en entier que d’être ignorées[14]. Malheureusement, la résistance de groupes restreints, mais actifs et bien organisés aux publicités qui remettent véritablement en question les stéréotypes de genre, comme la campagne de Gillette « The Best a Man Can Be », amène souvent les annonceurs à emprunter la voie la plus facile en réalisant des publicités comme celle de Tide, dans laquelle « un homme fait un monologue sur ses devoirs de père tout en pliant habilement les vêtements des enfants dans la corbeille à linge, renforçant l’idée qu’il ne renonce en rien à sa masculinité et abandonnant la corvée pour aller à la salle de sport d’à côté[15]. »

Les producteurs de médias disent parfois que la dimension du genre est essentielle pour les jouets et les autres produits dérivés qui, pour de nombreuses productions destinées aux enfants, constituent une source de revenus plus importante que l’émission ou le film en soi. Shane Black, le réalisateur du film Iron Man 3, s’est fait demander de réduire le rôle de deux personnages féminins parce que « le jouet n’allait pas se vendre aussi bien s’il s’agissait d’une femme […] Nous avons dû changer tout le scénario à cause de la fabrication des jouets,[16] alors que Rey, le personnage principal de la suite de Star Wars, The Force Awakens, a été presque exclue des jouets liés au film[17]. » Dans ce cas également, les chiffres réels contredisent les idées reçues. Malgré les inquiétudes de Disney qui craignait que les filles ne jouent pas avec un « jouet pour garçon », l’arc utilisé par Merida dans le film Brave (Rebelle) sorti en 2012 est devenu l’un des meilleurs vendeurs[18]. De même, malgré le rendement relativement médiocre aux guichets du film Ghostbusters (S.O.S. Fantômes) mettant en vedette des femmes en 2016, les jouets connexes se sont vendus mieux que prévu[19], laissant supposer une grande demande de jouets d’action féminins. En fait, « une caractéristique moderne des produits de divertissement à plateformes et catégories multiples à succès est leur attrait tant pour les filles que les garçons », comme les marques Bob l’éponge, Minions et Harry Potter, et que les marques biaisées sexospécifiques comme Barbie et WWE sont en train de devenir des créneaux d’intérêt. Cependant, il est vrai qu’il existe encore une « pénalité rose » : la majeure partie de la croissance des marques mixtes découle de l’intérêt des filles pour des marques neutres ou visant traditionnellement les garçons, comme Pokémon ou les superhéros de Marvel, tandis que les garçons ne se sentent toujours pas à l’aise d’explorer des marques visant les filles[20]. Une dynamique similaire se produit dans le domaine du sport, où le marché des sports féminins au Canada, même si les amateurs de sports féminins sont en moyenne plus jeunes (et donc vraisemblablement un public plus appréciable) que les amateurs de sports masculins[21], est « considérablement sous-développé »[22].

Bien que les idées reçues dans l’industrie ne soient peut-être pas fondées sur des faits, elles ont tout de même un impact. Malgré les meilleurs rendements des films réalisés par des femmes, ces dernières ne représentaient en 2018 que 8 % des réalisateurs, un point de pourcentage inférieur au taux enregistré en 1998[23]. Dans son documentaire Half of the Picture réalisé en 2015, Amy Adrion a interrogé 50 réalisatrices de films à succès qui ont été boudées au début ou à la fin de leur processus de création. Malgré le succès massif des films Twilight, la réalisatrice Catherine Hardwicke ne s’est pas vu offrir le contrat de trois films qu’un réalisateur masculin aurait généralement obtenu après un film à succès[24].

« Il est apparemment possible de réaliser plusieurs fiascos à fort prix et d’entendre tout de même l’adage voulant que "parfois on gagne, parfois on perd", personne ne disant d’ailleurs qu’il s’agit de calamités, mais il semble que chaque "succès surprise" des femmes soit une anomalie et que chaque échec soit une leçon abjecte sur la façon dont nous devrions en fait tout simplement laisser The Rock[25] opérer sa magie. »

Il y a souvent deux poids deux mesures lorsque les films sont mauvais : alors que les échecs mettant en vedette des hommes ou réalisés par des hommes ne sont généralement pas considérés comme faisant partie d’une tendance particulière, les films réalisés par des femmes ou mettant des femmes en vedette qui échouent sont considérés comme une preuve voulant que ces films ne peuvent pas avoir de succès[26]. (Le mauvais rendement du film Ghostbusters n’a pas nui à la carrière du réalisateur Paul Feig, mais la franchise a été « relancée » pour se débarrasser de la distribution entièrement féminine.)

Numérisation des stéréotypes dans les médias

Les médias numériques reflètent souvent non seulement la discrimination de genre dans la société, mais également les stéréotypes de genre dans les médias. Une raison parmi d’autres peut l’expliquer : les algorithmes génératifs, y compris les générateurs d’images comme Midjourney et DALL-E et les générateurs de texte comme ChatGPT, sont « entraînés » à partir de médias, comme des pages Web et des photos, et peuvent donc reproduire les stéréotypes qui s’y trouvent : par exemple, une étude a révélé que si 88 % des PDG des entreprises Fortune 500 sont des hommes blancs, une recherche utilisant les mots « PDG » ou « directeur » sur un générateur d’images a donné une image d’hommes blancs dans 97 % des cas[27]. Les algorithmes opèrent également souvent une discrimination de genre, même dans des cas où la loi l’interdit, comme dans les offres d’emploi. En fait, une étude a révélé que l’algorithme de diffusion des publicités de Facebook introduit un préjugé sexiste même lorsqu’un annonceur cible un public équilibré sur le plan du genre[28].

Parallèlement, la possibilité de distribuer facilement et à moindre coût des contenus par le biais de plateformes numériques a offert aux femmes et aux entreprises dirigées par des femmes des occasions qui n’existaient pas auparavant. Par exemple, en offrant un lieu où partager du contenu qui priorise la sécurité des utilisateurs, Wattpad compte aujourd’hui près de 100 millions d’utilisateurs (en plus d’avoir autorisé l’adaptation de plus de 90 de ces histoires pour la télévision ou le cinéma)[29]. Autre exemple : Caitlin Reilly est l’une des premières humoristes à avoir établi un lien plus direct avec son public sur TikTok que dans des lieux traditionnels comme des cabarets humoristiques ou des émissions‑débats[30].


[1] Dargis, Malona. (2023) “For the First Time Ever, I’m Optimistic About Women in the Movie World.” The New York Times.

[2] Tamaru, Vicky. What’s the “Big Idea”? San Francisco Chronicle, November 10 2009.

[3] Lemish, D. (2010). Screening gender in children’s TV: The views of producers around the world. New York and Abingdon: Routledge.

[4] Lindell, K. (2021) Disney Princesses: New Feminist Icons? CSUF News. https://news.fullerton.edu/2021/03/disney-princesses-new-feminist-icons/

[5] Byron, Ellen. “Does Your Razor Need a Gender?” Wall Street Journal, February 1 2020.

[6] Jones, S. C., Knotts, T. L., & Udell, G. (2009). The Fate of Gender-Affiliated Products in Mass Merchandising. Journal of Business and Retail Management Research4(1).

[7] Lieven, T., & Hildebrand, C. (2016). The impact of brand gender on brand equity: Findings from a large-scale cross-cultural study in ten countries. International Marketing Review33(2), 178-195.

[8] Shift7. (2018) Female-led films outperform at box office for 2014-2017. https://shift7.com/media-research

[9] Buckley, Cara. “Movies Starring Women Earn More Than Male-Led Films, Study Finds.” The New York Times, December 11 2018.

[10] Pedace, Roberto. “Why aren’t Hollywood films more diverse? The international box office might be to blame.” The Conversation, December 6 2017. Retrieved from https://theconversation.com/why-arent-hollywood-films-more-diverse-the-international-box-office-might-be-to-blame-86905

[11] Sun, Rebecca. “Study: Films Directed by Women Receive 63 Percent Less Distribution Than Male-Helmed Movies.” The Hollywood Reporter, June 29 2016.

[12] Hickey, Walt. “The Dollars and Cents Case Against Hollywood’s Exclusion of Women.” FiveThirtyEight, April 1 2014. Retrieved from https://fivethirtyeight.com/features/the-dollar-and-cents-case-against-hollywoods-exclusion-of-women/

[13] Numerator & Ad Standards. (2022) State of Advertising Perceptions & Attitudes. https://adstandards.ca/wp-content/uploads/Ad-Standards-Canada_Advertising-Perceptions_04-21-22.pdf

[14] Wojcicki, Susan. “Ads That Empower Women Don’t Just Break Stereotypes, They’re Also Efective.” Adweek, April 24 2016.

[15] Pando-Canteli, M. J., & Rodriguez, M. P. (2021). “Menvertising” and the Resistances to New Masculinities in Audiovisual Representations. International Journal of Communication (19328036)15.

[16] Erbland, Kate. “Shane Black: ‘Iron Man 3’ Villain Was Going to be a Woman, but She Wouldn’t Have Sold Toys.” IndieWire, May 16 2016. Retrieved from https://www.indiewire.com/2016/05/shane-black-iron-man-3-villain-was-going-to-be-a-woman-but-she-wouldnt-have-sold-toys-290452/

[17] Brown, J. A. (2018). # wheresRey: feminism, protest, and merchandising sexism in Star Wars: The Force Awakens. Feminist media studies18(3), 335-348.

[18] Foster, Elizabeth. “You Go, Girls!” Kidscreen, May 19 2017. Retrieved from https://kidscreen.com/2017/05/19/licensing-expo-2017-you-go-girls/

[19] McNary, Dave. “Mattel Reports ‘Ghostbusters’ Toy Sales Have ‘Exceeded Expectations’.” Variety, July 22 2016. Retrieved from https://variety.com/2016/film/news/mattel-strong-ghostbusters-toy-sales-1201820557/

[20] Tyree, Wynne. Study shows gender-inclusive brands score big with kids. Kidscreen, March 8 2016. Retrieved from https://kidscreen.com/2016/03/08/study-shows-gender-inclusive-brands-score-big-with-kids/

[21] Vivintel. (2020) Passion for the game: The women’s pro sports audience in Canada. Vividata.

[22] Canadian Women & Sport. (2023) It’s Time: A Roadmap for Accelerating Women’s Professional Sport in Canada. https://womenandsport.ca/wp-content/uploads/2023/04/CWS-Its-Time-2023-April23.pdf

[23] Lauzen, M (2019). The Celluloid Ceiling: Behind-the-Scenes Employment of Women on the Top 100, 250, and 500 Films of 2018. Retrieved from https://womenintvfilm.sdsu.edu/wp-content/uploads/2019/01/2018_Celluloid_Ceiling_Report.pdf

[24] Omar, Y (2018) Why there are so few female directors working in Hollywood. Harper’s Bazaar. Retrieved from https://www.harpersbazaar.com/uk/culture/entertainment/a21264167/why-there-are-so-few-female-directors-working-in-hollywood/

[25] Holmes, Linda. “At the Movies, the Women are Gone.” NPR, June 14 2013. Retrieved from https://www.npr.org/series/pop-culture-happy-hour/2013/06/14/191568762/at-the-movies-the-women-are-gone

[26] Mendelson, Scott. “The Box Office Failure of Olivia Wilde’s ‘Booksmart’ is a Sadly Predictable Tragedy.” Forbes, May 27 2019. Retrieved from https://www.forbes.com/sites/scottmendelson/2019/05/27/booksmart-olivia-wilde-box-office-netflix-ghostbusters-avengers-aladdin-netflix-disney-fox/#6de6df86249c

[27] Luccioni, A. S., Akiki, C., Mitchell, M., & Jernite, Y. (2023). Stable Bias: Analyzing Societal Representations in Diffusion Models. arXiv preprint arXiv:2303.11408.

[28] Imana, B., Korolova, A., & Heidemann, J. (2021, April). Auditing for discrimination in algorithms delivering job ads. In Proceedings of the Web Conference 2021 (pp. 3767-3778).

[29] Kong, S.L. (2021) “How Wattpad is establishing itself as an entertainment powerhouse by listening to young women.” The Globe and Mai.l

[30] Schulman, M. (2023) “The Funniest WASP Mom on TikTok.” The New Yorker.