Expression et narration dans la bande dessinée
À la différence du cinéma ou de la photographie, qui « revendiquent intrinsèquement une exactitude documentaire », la bande dessinée invite le lecteur à découvrir « l’aspect visuel d’une histoire tel qu’il est transformé par la perception du dessinateur ». À de rares exceptions près, comme les romans-photos, une BD est « une version particulière et personnelle de la vision de son auteur : non pas ce que voit son œil, mais la manière dont son esprit interprète ce qu’il voit »[1].
Ainsi, dans la bande dessinée, les lecteurs deviennent des participants actifs. On les considère comme des « collaborateurs volontaires », puisqu’ils sont « amenés à combler les gouttières entre les cases et à co-créer l’histoire avec l’auteur »[2]. Peut-être pour cette raison, les lecteurs de BD sont non seulement plus susceptibles de lire aussi des livres imprimés, mais ils s’en sortent également mieux : les jeunes qui lisent des BD sont presque deux fois plus nombreux à dire qu’ils aiment lire que ceux qui n’en lisent pas (59 % contre 33 %), et ils sont plus susceptibles de s’évaluer comme « très bons » ou « bons » lecteurs de livres papier (86 % contre 76 %). Ce phénomène est particulièrement frappant chez les 11-14 ans, le groupe qui déclare le moins aimer la lecture : 56 % des lecteurs de BD disent aimer lire, contre seulement 30 % de ceux qui n’en lisent pas[3].
Même si certains bédéistes recherchent un effet de réalisme, la BD doit toujours omettre des détails visuels, ne présentant que « les rudiments des formes physiques, quelques éléments qui servent de métonymies pour représenter quelque chose de réel »[4]. Le style de l’artiste est l’un des aspects les plus importants du média : « Ce que vous voyez lorsque vous regardez une BD est une version particulière et personnelle de la vision de son auteur, non pas ce que voit son œil, mais la manière dont son esprit interprète ce qu’il voit. »[5]
Les éléments du langage visuel
La bande dessinée repose sur un langage visuel sophistiqué, fondé sur l’utilisation d’images organisées dans une séquence soigneusement choisie[6]. Ce langage s’appuie sur plusieurs composantes essentielles.
- Les effets textuels : les bulles de dialogue et de pensée contiennent les paroles ou les pensées des personnages[7]. Ces éléments, auxquels s’ajoutent les effets sonores (onomatopées), créent un effet multimodal, avec des qualités sensorielles impossibles à transmettre uniquement par l’image[8].
Communiquer le sens et façonner l’émotion dans la case
La conception de chaque case constitue l’unité fondamentale de sens et les créateurs utilisent diverses techniques pour communiquer des informations et orienter le ressenti du lecteur face au contenu.
Les cases empruntent souvent au langage visuel du cinéma, en utilisant le cadrage pour contrôler « ce que le lecteur voit », l’aidant ainsi à « se concentrer sur un lieu, une personne ou une action précise[9] ». Les gros plans, les plans larges, les vues en plongée ou en contre-plongée, ainsi que tout l’arsenal de la composition de plan, sont à la disposition des auteurs de BD. Contrairement aux médias audiovisuels, cependant, la forme et les dimensions du cadre peuvent être modifiées : une case pleine largeur peut renforcer l’effet d’un plan panoramique, tandis qu’une case verticale peut accentuer une contre-plongée[10].
Comme en animation, les auteurs de bandes dessinées utilisent les formes pour caractériser leurs personnages : les carrés évoquent la force, les formes arrondies la bienveillance, et les triangles le risque ou le danger[11]. La couleur peut, elle aussi, être employée de manière réaliste ou symbolique, allant des costumes de superhéros aux lavis et superpositions abstraites qui influencent l’ambiance d’une scène[12].
La bande dessinée dispose également d’outils visuels rarement accessibles ou utilisés dans les films en prise de vue réelle : la variation des dimensions des cases; la rupture des bordures de case ou le fond perdu jusqu’au bord de la page; le contraste extrême de couleur, de forme ou de niveau d’abstraction; la caricature et les poses ou expressions sur-exagérées; et la profondeur ou la perspective amplifiée[13]. Ces procédés peuvent servir des objectifs narratifs simples (par exemple caricaturer l’expression d’un personnage pour montrer l’intensité de sa colère), mais ils sont le plus souvent utilisés pour donner plus d’intensité au récit ou susciter une émotion particulière chez le lecteur.
Représenter l’invisible
En plus des représentations visuelles littérales d’événements ou d’actions, la bande dessinée utilise aussi des images de manière moins réaliste. Il peut s’agir de versions légèrement abstraites d’éléments physiques (comme une goutte de sueur pour exprimer la nervosité) ou entièrement symboliques, comme une ampoule pour montrer qu’un personnage vient d’avoir une idée. Contrairement à des représentations plus réalistes, ces symboles sont souvent très culturels : les mangas japonais, par exemple, possèdent un langage symbolique très différent de celui des bandes dessinées occidentales[14].
Le plus souvent, ces procédés cherchent à représenter visuellement quelque chose d’abstrait ou d’invisible, comme les lignes ondulées très serrées imaginées par Steve Ditko pour représenter la vibration du « spider-sense » de Spider-Man[15]. À l’image des morphèmes linguistiques tels que les préfixes ou les suffixes, ces symboles ne peuvent généralement pas apparaître seuls. Ils doivent se rattacher à un élément principal, comme comme un personnage en train de courir ou de parler[16].
Les créateurs peuvent aussi représenter l’invisible à travers le lettrage, non seulement par les mots prononcés, mais aussi par le ton et l’émotion transmis par des indices visuels comme les polices de caractères, les couleurs ou les contours des bulles. La plupart du temps, ces procédés restent presque transparents pour le lecteur, comme l’usage du gras ou de l’italique pour indiquer l’urgence. D’autres créateurs, toutefois, emploient le lettrage de manière beaucoup plus visible : dans Pogo de Walt Kelly, un lettrage gothique souligne la prétention du vaniteux Deacon Mushrat, tandis que dans The Sandman, le lettreur Todd Klein souligne la nature surnaturelle du protagoniste en inversant les codes habituels de la bulle de dialogue, avec un texte blanc sur fond noir[17].
Transitions de case à case et closure
La case est l’image unique qui présente « un personnage, un lieu, un objet ou une action »[18]. Elle agit comme une frontière, servant « d’indicateur général de la division du temps ou de l’espace »[19]. La gouttière, l’espace entre les cases, est « cet espace magique où le lecteur réalise la closure en décidant ce qui se passe, en comblant ce qui manque entre les cases d’une page de bande dessinée »[20]. C’est la succession de ces cases qui constitue le récit, souvent décrite comme la « grammaire » du langage visuel[21].
La technique narrative fondamentale de la bande dessinée est la closure, par laquelle l’esprit « comble les vides » entre des cases juxtaposées pour comprendre la séquence d’images[22]. Scott McCloud distingue six types de transitions de case qui caractérisent ces relations linéaires[23] :
- Action à action et sujet à sujet : ces transitions sont considérées comme dynamiques et permettent de créer efficacement une impression de continuité temporelle[24], par exemple en passant d’un personnage qui s’apprête à frapper une balle au moment où il la frappe (action à action), ou d’un personnage en mouvement à un autre (sujet à sujet). Elles sont fréquentes dans les bandes dessinées occidentales[25].
- Moment à moment et aspect à aspect : ces transitions ralentissent le temps. Moment à moment montre un mouvement très léger (par exemple une araignée qui avance de quelques centimètres), tandis qu’aspect à aspect permet au lecteur d’explorer un lieu (par exemple différentes images montrant l’état d’une pièce après une fête) et de « laisser le regard vagabonder »[26]. Cette dernière transition est plus courante dans les mangas japonais.
- Scène à scène : cette transition effectue un saut dans le temps ou dans l’espace, en passant entre des moments ou des lieux très éloignés. Elle « permet de condenser une histoire tout en conservant une grande variété de durées et de lieux »[27].
- Non sequitur : ces transitions passent d’une image à une autre « sans lien apparent », au risque de « compromettre la capacité du lecteur à créer du sens »[28].
La conception de la page entière
La mise en page et la composition de l’ensemble de la page sont essentielles pour contrôler le rythme de lecture et l’expérience émotionnelle du lecteur[29]. Comme l’explique Larry Gonick, créateur des séries Cartoon History et Cartoon Guide, « l’unité d’information en bande dessinée est la page ou la double page… À l’intérieur de chaque page, les informations sont organisées autant que possible comme une histoire qui atteint son point culminant (ou parfois un dénouement calme) dans le coin inférieur droit[30]. »
- Taille et niveau de détail : les plus grandes cases, surtout celles qui comportent « davantage de détails dessinés, nous invitent à nous attarder et semblent durer plus longtemps »[31]. Une illustration en pleine page peut « indiquer qu’un moment de grande importance narrative est en train de se produire, incitant le lecteur à passer plus de temps à l’observer »[32]. L’usage de l’espace négatif, ainsi que la disposition des personnages entre le premier plan et l’arrière-plan, peut également servir à montrer « qui détient le pouvoir et l’attention dans la scène[33] ».
- Organisation des cases : une série de cases qui augmentent progressivement de taille peut créer de l’anticipation et un certain « élan vers les événements », tandis que des cases qui rétrécissent peuvent suggérer qu’un personnage est en train de perdre un combat ou de décliner[34]. Cet effet peut également être amplifié sur plusieurs pages : dans Palestine de Joe Sacco, par exemple, chaque page décrivant l’expérience d’un personnage en prison comporte de plus en plus de petites cases, créant une impression de claustrophobie croissante[35].
- Manipulation du texte : l’utilisation des cartouches peut « contrôler le rythme de lecture ». Par exemple, placer chaque mot dans une case distincte impose une lecture hachée, reflétant l’état émotionnel du personnage[36].
- Mise en page et parcours de lecture : le contrôle du parcours de lecture par le créateur sert à la fois des objectifs pratiques et expressifs : « Le choix du parcours consiste en partie à dégager le chemin du lecteur pour lui permettre une lecture fluide. Tout aussi important est la manière dont les éléments visibles le long de ce chemin attirent son regard. »[37]
Dans les bandes dessinées occidentales, le sens de lecture suit généralement un parcours allant du coin supérieur gauche au coin inférieur droit. (Dans les bandes dessinées d’Asie de l’Est, le sens va du coin supérieur droit au coin inférieur gauche; si les anciennes rééditions et traductions « retournaient » souvent les pages pour adopter un ordre de lecture occidental, les éditions plus récentes conservent le sens original.) Contrairement aux médias audiovisuels, le lecteur a la capacité unique de « s’attarder sur n’importe quelle case et de laisser son regard vagabonder sur la page à tout moment[38] ». Les créateurs exploitent cette liberté en concevant des mises en page qui permettent de rendre plusieurs moments accessibles simultanément et de créer des liens entre des cases non adjacentes[39]. Ils guident le regard du lecteur grâce aux lignes, aux formes, aux gestes des personnages et à leurs lignes de regard, et parfois l’incitent à ralentir en allant à l’encontre du sens de lecture[40]. Dans cet exemple, le regard et la main qui fait signe de la femme portant un sac à dos nous amènent à nous arrêter en bas à gauche de la page, plutôt qu’en bas à droite comme on le ferait normalement.
Avec le temps, la mise en page des bandes dessinées s’est éloignée des grilles conventionnelles pour aller vers un « traitement décoratif de la page comme une toile entière », reflétant un éloignement de l’idéal traditionnel de la bande dessinée[41]. Aujourd’hui, les bédéistes planifient soigneusement à la fois le parcours de lecture et la composition globale, souvent en pensant en termes de compositions étendues sur plusieurs pages[42].
Les bandes dessinées numériques introduisent de nouvelles contraintes et possibilités, notamment avec l’essor des webtoons à défilement vertical. Ce format, dans lequel les cases sont empilées verticalement, reproduit le mouvement de défilement des appareils électroniques[43]. Bien que cela rappelle la mise en page très formalisée des bandes dessinées de journaux, certains auteurs de bandes dessinées en ligne poussent le média dans un sens inverse, en exploitant des possibilités comme le « défilement infini », impossibles dans les bandes dessinées imprimées[44].
[1] Wolk, D. (2008). Reading comics: How graphic novels work and what they mean. Hachette UK.
[2] Groensteen, T. (2011). Système de la bande dessinée. PUF.
[3] Clark, C., et al. (2024) Children and young people’s engagement with comics in 2023. National Literacy Trust.
[4] Wolk, D. (2008). Reading comics: How graphic novels work and what they mean. Hachette UK.
[5] Wolk, D. (2008). Reading comics: How graphic novels work and what they mean. Hachette UK.
[6] Cohn, N. (2012). Comics, linguistics, and visual language: The past and future of a field. In Linguistics and the Study of Comics (pp. 92-118). London: Palgrave Macmillan UK.
[7] Weiser, J. (2020). Conférence invitée : la bande dessinée. HabiloMédias.
[8] Quimby, T. (2021) Comic Books: An Evolving Multimodal Literacy. XChanges.
[9] Weiser, J. (2020). Conférence invitée : la bande dessinée. HabiloMédias.
[10] McCloud, S. (2006). Making comics: Storytelling secrets of comics, manga and graphic novels.
[11] (2014) Quick Tips for Character Design. Cleveland Institute of Art.
[12] Luther, M. (2023) Falling in Love With Teaching Graphic Novels. Substack.
[13] McCloud, S. (2006). Making comics: Storytelling secrets of comics, manga and graphic novels.
[14] Cohn, N. (2012). Comics, linguistics, and visual language: The past and future of a field. In Linguistics and the Study of Comics (pp. 92-118). London: Palgrave Macmillan UK.
[15] Quoted in M, R. (2025) ‘The Ditko Version’ – Exploring Steve Ditko’s Recollections of Marvel in the 1960s.
[16] Cohn, N. (2012). Comics, linguistics, and visual language: The past and future of a field. In Linguistics and the Study of Comics (pp. 92-118). London: Palgrave Macmillan UK.
[17] Quimby, T. (2021) Comic Books: An Evolving Multimodal Literacy. XChanges.
[18] Weiser, J. (2020). Conférence invitée : la bande dessinée. HabiloMédias.
[19] Quimby, T. (2021) Comic Books: An Evolving Multimodal Literacy. XChanges.
[20] Weiser, J. (2020). Conférence invitée : la bande dessinée. HabiloMédias.
[21] Cohn, N. (2012). Comics, linguistics, and visual language: The past and future of a field. In Linguistics and the Study of Comics (pp. 92-118). London: Palgrave Macmillan UK.
[22] Weiser, J. (2020). Conférence invitée : la bande dessinée. HabiloMédias.
[23] McCloud, S. (1993) Understanding Comics: The Invisible Art. Harper Perennial.
[24] McCloud, S. (2006). Making comics: Storytelling secrets of comics, manga and graphic novels.
[25] Weiser, J. (2020). Conférence invitée : la bande dessinée. HabiloMédias.
[26] McCloud, S. (2006). Making comics: Storytelling secrets of comics, manga and graphic novels.
[27] McCloud, S. (2006). Making comics: Storytelling secrets of comics, manga and graphic novels.
[28] Weiser, J. (2020). Conférence invitée : la bande dessinée. HabiloMédias.
[29] Quimby, T. (2021) Comic Books: An Evolving Multimodal Literacy. XChanges.
[30] Cité dans Johnson, M. (2009). Entrevue avec Larry Gonick, auteur de The Cartoon History of the Modern World, Volume II. HabiloMédias.
[31] Weiser, J. (2020). Conférence invitée : la bande dessinée. HabiloMédias.
[32] Quimby, T. (2021) Comic Books: An Evolving Multimodal Literacy. XChanges.
[33] Phillips, K. (2025) From Sketch to Story. Alexander Graham Bell National Historic Site.
[34] Weiser, J. (2020). Conférence invitée : la bande dessinée. HabiloMédias.
[35] Sacco, J. (2014) Palestine. Fantagraphics Books.
[36] Cronin, B. (2023) Current Spider Man Issues Show the Lasting Impact Kraven’s Last Hunt's Lettering Has Had. Comic Book Resources.
[37] McCloud, S. (2006). Making comics: Storytelling secrets of comics, manga and graphic novels.
[38] Weiser, J. (2020). Conférence invitée : la bande dessinée. HabiloMédias.
[39] McCloud, S. (2006). Making comics: Storytelling secrets of comics, manga and graphic novels.
[40] McCloud, S. (2006). Making comics: Storytelling secrets of comics, manga and graphic novels.
[41] Pederson, K., & Cohn, N. (2016). The changing pages of comics: Page layouts across eight decades of American superhero comics. Studies in Comics, 7(1), 7-28.
[42] Phillips, K. (2025) From Sketch to Story. Alexander Graham Bell National Historic Site.
[43] Abate, M. A. (2025). One Does Not Simply Overlook New Forms of Sequential Art: Memes as Fixed-Image Comics. Inks: The Journal of the Comics Studies Society, 9(1), 1-23.
[44] Batinic, J. (2016). “Enhanced Webcomics1”: An exploration of the hybrid form of comics on the digital medium. Image & Narrative, 17(5).