Propagande haineuse et liberté d'expression

Il n’est pas toujours facile de discerner quand un contenu haineux publié sur Internet passe d’offensant à carrément illégal. La frontière est souvent mince entre liberté d’expression et propos haineux. D’ailleurs, la définition de ce qui est acceptable ou non d’exprimer et de diffuser varie d’un pays à l’autre. Sur Internet, la ligne est encore plus mince, et un commentaire haineux affiché légalement dans un pays peut être considéré illégal dans des pays où les critères sont plus rigoureux.

La haine dans un environnement de liberté d’expression

Plusieurs soutiennent que la meilleure réponse au discours haineux n’est pas la criminalisation, mais un autre discours. Un exemple classique de cette idée s’est produit pendant les années 1990 lorsque le Canadien Ken McVay, fondateur du projet de lutte contre la haine « Nizkor Project », a passé plus d’une décennie à essayer d’engager le militant haineux et négationniste de l’Holocauste Ernst Zundel dans une discussion en ligne. Ken McVay a déclaré que le Zundelsite refusait « de participer aux forums interactifs sur Internet » en évitant les discours des personnes qui ne soutenaient pas ses idées en faveur de la propagation de haine et du recrutement de partisans. Aujourd’hui, cette approche est souvent appelée « contre-discours », une stratégie examinée dans la section Interventions et solutions. Il existe toutefois des preuves que le fait de permettre tous les discours peut créer un obstacle à la liberté d’expression puisque les victimes de harcèlement commencent à  se censurer plutôt que de s’engager dans un contre-discours[1].

Les normes en matière de discours en ligne différent d’un pays à l’autre et la façon dont ces différences touchent l’application de la loi d’un moyen de communication mondiale demeure une question importante pour la liberté d’expression sur Internet. Par exemple, dans une décision marquante rendue en 2002, la Commission canadienne des droits de la personne a statué qu’Ernst Zundel doit cesser et s’abstenir de publier du contenu haineux sur son site Web. Il s’agit d’une décision importante, car elle confirme que la Commission peut recevoir des plaintes et rendre des décisions au sujet de contenu haineux publié sur Internet et transmis lors de communications téléphoniques. Cependant, puisque  le site était  hébergé aux États-Unis, la décision n’a pas pu être exécutée.

La liberté d’expression : une vision du monde

Bien que la liberté d’expression soit garantie par la Charte canadienne des droits et libertés, il existe des lois qui régissent précisément les discours haineux (lesquelles sont examinées dans la section Propagande haineuse et législation canadienne). Il en va de même pour l’opinion publique au Canada : un sondage récent mené pour l’Association d’études canadiennes a dévoilé qu’une grande majorité de Canadiens (73 %) pensent que les gouvernements devraient intervenir pour limiter les discours haineux en ligne, et que 60 % d’entre eux ne perçoivent pas cette intervention comme une réduction déraisonnable de la liberté d’expression[2]. Selon les recherches d’HabiloMédias, les jeunes Canadiens se soucient encore moins des risques de porter atteinte à la liberté d’expression sous prétexte de réduire le contenu haineux : environ 1 jeune sur 4 (28 %) juge qu’il est plus important de préserver le droit à la liberté d’expression que de se prononcer contre les préjudices fortuits[3].

Puisqu’un si grand nombre de plateformes en ligne sont hébergées aux États-Unis, et que les voix américaines dominent la majorité des conversations en anglais sur les plateformes en ligne, il est également important de noter que l’approche américaine a traditionnellement été quelque peu différente. Historiquement, la Constitution des États-Unis défend la liberté individuelle, et le premier amendement porte précisément sur la protection de la liberté d’expression.

« Le Congrès n’adoptera aucune loi qui touche l’établissement d’une religion ou qui en interdit le libre exercice, ou qui restreigne la liberté de parole ou de presse, ou le droit du peuple de se rassembler paisiblement et de demander au gouvernement le règlement des griefs. »

Puisque les lois qui interdisent expressément les discours haineux sont inconstitutionnelles aux États-Unis, ils deviennent illégaux seulement s’ils mènent à certaines formes de préjudices physiques directs, comme la diffamation ou la provocation d’une émeute. La réglementation des discours haineux aux États-Unis est une question litigieuse puisqu’il est souvent difficile de prouver quelles paroles haineuses incitent des actions haineuses ou y mènent, surtout face à l’influence croissante d’Internet.

Dans sa synthèse des réponses aux discours haineux, l’UNESCO suggère que notre conception du problème devrait dépasser les limites des définitions juridiques, car « [l]’accent mis sur le potentiel d’un acte de langage de conduire à la violence et de causer du tort […] [peut] conduire à une vision étroite se cantonnant à des considérations d’ordre public ». Il serait préférable de considérer la question comme étant « le respect de la dignité humaine, donnant aux victimes des actes de langage le pouvoir d’exiger le respect et d’être défendues, les plaçant elles, plutôt que l’État ou un autre acteur, au centre des solutions concrètes[4] ».

La liberté d’expression en affaires

Le fait que la plupart des discours en ligne ne se produisent pas dans un véritable espace public, mais plutôt sur une plateforme détenue et exploitée par une société, plus comme un centre commercial qu’une place publique, complique davantage la situation.

D’un point de vue historique, les différents types de technologies des communications ont été soumis à différentes normes lorsqu’il a été question de réglementer les formes d’expression. La plupart des gens conviennent qu’il est logique que les entreprises de médias biunivoques, comme une entreprise de téléphonie ou un service postal, ne devraient pas être tenues responsables du contenu qui est communiqué au moyen de leurs services, tandis que les entreprises de médias multivoques, comme les journaux et les chaînes de télévision, ont traditionnellement été tenues responsables du contenu qu’elles communiquent. Les technologies réseautées, comme les sites Web et les médias sociaux, se trouvent dans une zone grise puisqu’elles comptent plusieurs « diffuseurs »», qui peuvent toutefois toucher un vaste public. En raison de cette ambiguïté, l’organisme Ethical Journalism Network suggère que le contenu potentiellement haineux ne soit pas jugé simplement en fonction du contenu, mais selon cinq facteurs.

  1. Le contenu est-il susceptible d’inciter à la haine ou à la violence envers autrui?
  2. Qui publie ou partage le contenu?
    • L’auteur du message est-il susceptible d’influencer son public?
    • Comment sa position ou ses antécédents influencent-ils la façon dont les destinataires comprennent les motivations sous-jacentes de son message?
    • Le fait de lui répondre aura-t-il pour effet de réduire ou d’augmenter la portée de son message?
  3. Quelle est la portée du contenu?
    • S’agit-il d’un comportement récurrent?
  4. Le contenu est-il communiqué dans le but de causer du tort à autrui?
    • Comment le contenu sert-il l’auteur ou ses intérêts?
  5. La cible du contenu est-elle un groupe vulnérable?[5]

Bien que de nombreuses plateformes en ligne projettent l’image d’espaces publics, les jeunes s’accordent pour dire que les limites entre le droit à la liberté d’expression et le besoin de limiter la haine sont différentes dans ces types de lieux : plus des deux tiers (68 %) des étudiants universitaires américains pensent que les plateformes des médias sociaux devraient prendre des mesures contre les discours haineux[6].

Comme le souligne Alice Marwick, conseillère en données et société et professeure à l’Université de la Caroline du Nord : « la modération du contenu qu’effectuent les entreprises de technologie privées ne constitue pas une violation du premier amendement [de la Constitution des États-Unis]. Dans la plupart des cas, les entreprises ne font qu’appliquer leurs politiques d’utilisation déjà en place. » Cependant, les propriétaires de ces plateformes prennent souvent une approche plutôt autoritaire face à la liberté d’expression. Alice Marwick attribue cette approche à une combinaison d’éléments de « l’éthique des pirates », soit la peur que la prise de mesures s’appliquant à la liberté d’expression mène à une réglementation gouvernementale[7]. Récemment, bien que certaines plateformes aient adopté une position active, comme la décision de Facebook, en 2019, d’interdire le contenu « nationaliste blanc » ainsi que le suprémacisme blanc explicite[8], elles ont traditionnellement été plus réticentes à modérer le contenu de l’extrême droite que le matériel publié par les groupes musulmans extrémistes[9].

La question se corse toutefois : le harcèlement et les déclarations haineuses manifestes causent certainement du tort, mais le contenu haineux qui est déguisé en ironie, humour et désinformation peut causer encore plus de dommages. Ainsi masqué, il est plus susceptible d’influencer les gens qui n’ont pas encore formé leur opinion, surtout ceux qui, comme les jeunes, ne possèdent pas l’expérience et les connaissances nécessaires qui leur permettent de comprendre pourquoi ces opinions sont si nocives.

La liberté d’expression dans la salle de classe

Comme les médias numériques, la salle de classe est un terrain intermédiaire qui rend impossible une approche absolutiste de la liberté d’expression. Comme l’écrit Richard Weissbourd, codirecteur du projet Making Caring Common et maître de conférences à la Harvard Graduate School of Education, dans la salle de classe, « deux droits fondamentaux individuels et démocratiques s’entrechoquent. D’un côté, on trouve le droit à la liberté d’expression, mais de l’autre, le droit de vivre sans faire l’objet de discrimination. Est-il sage d’obtenir des points de vue divers sur l’immigration lorsqu’une personne pourrait suggérer la déportation des enfants immigrants alors que des enfants immigrants sont présents dans la classe?[10] »

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Kevin Kumashiro, ancien doyen de l’École d’éducation de l’Université de San Francisco, souligne que nos approches de la liberté d’expression en classe reposent souvent sur bon nombre d’idées qui peuvent causer du tort à certains étudiants, ou les réduire au silence. Parmi elles se trouvent les notions que dans une démocratie, il est nécessaire que tous les points de vue soient entendus, que ne pas pouvoir exprimer librement des opinions haineuses soit une forme de préjudice, et que l’objectif du dialogue en classe soit de demander aux participants de « mettre toutes les cartes sur table ». Cependant, il précise que, tout comme dans d’autres espaces semi-publics, un enseignant qui autorise les discours haineux peut réduire au silence les étudiants que ces discours ciblent[11].

Une meilleure approche, selon Richard Weissbourd, consiste à « établir dans la salle de classe des règles et des normes claires face à ces questions. Il faut présumer que les autres ont de bonnes intentions, éviter tout stéréotype, remettre en question les idées et non les gens[12] ». Tout comme les règles à la maison, elles seront d’autant plus efficaces si les étudiants participent à leur création et comprennent comment elles expriment les valeurs communes de leur salle de classe.

Voici d’autres méthodes que les enseignants peuvent appliquer pour établir un équilibre entre la liberté d’expression et le droit d’étudier dans une salle de classe sans haine :

  • enseigner, montrer et encourager l’empathie;
  • encourager les étudiants à s’opposer aux discours discriminatoires ou dérogatoires qui ne « dépassent pas les limites » fixées dans la salle de classe (p. ex. un étudiant qui remet en question les contributions des peuples non blancs à l’histoire du monde);
  • discuter de façon proactive des façons dont les mots peuvent blesser, avant qu’un incident se produise[13].

[1] Lenhart, A., Ybarra, M., Zickhur, K., et Price-Feeney, M. (2016). Online Harassment, Digital Abuse, and Cyberstalking in America (rapport). New York, NY : Data & Society. https://www.datasociety.net/pubs/oh/Online_Harassment_2016.pdf.
[2] Scott, M. (27 janvier 2019). Most Canadians have seen hate speech on social media: Survey. Montreal Gazette. Consulté le 24 avril 2019 sur le site https://montrealgazette.com/news/local-news/hate-speech-targets-muslims.
[3] Brisson-Boivin, K. (2019). « Les jeunes Canadiens en ligne : repoussant la haine ». HabiloMédias. Ottawa.
[4] Gagliardone, I., Gal, D., Alves, T., et Martinez, G. (2015). Countering Online Hate Speech (rapport). Paris : UNESCO. [traduction]
[5] Hate Speech: A 5 point test for Journalists – Infographics. (sans date). Consulté sur le site https://ethicaljournalismnetwork.org/resources/infographics.
[6] Knight Foundation (12 mars 2018). 8 ways college student views on free speech are evolving. Consulté sur le site https://medium.com/informed-and-engaged/8-ways-college-student-views-on-free-speech-are-evolving-963334babe40.
[7] Marwick A. (5 janvier 2017). Are There Limits to Online Free Speech? Consulté sur le site https://points.datasociety.net/are-there-limits-to-online-free-speech-14dbb7069aec.
[8] Stack, L. (27 mars 2019). Facebook Announces New Policy to Ban White Nationalist Content. The New York Times. Consulté le 24 avril 2019 sur le site https://www.nytimes.com/2019/03/27/business/facebook-white-nationalist-supremacist.html.
[9] Marsi, F. (26 mars 2019). How the far right is weaponising irony to spread anti-Muslim hatred. Consulté sur le site https://www.thenational.ae/world/europe/how-the-far-right-is-weaponising-irony-to-spread-anti-muslim-hatred-1.841430.
[10] Challenge Ideas, Not People [Fichier vidéo]. (28 février 2017). Consulté le 17 avril 2019 sur le site https://www.youtube.com/watch?v=tY3MHPXsV7o. [traduction]
[11] « How Hate Speech Complicates Our Understanding of Bullying » [Webinaire] (24 juillet 2018). International Bullying Prevention Association.
[12] Challenge Ideas, Not People [Fichier vidéo] (28 février 2017). Consulté le 17 avril 2019 sur le site https://www.youtube.com/watch?v=tY3MHPXsV7o. [traduction]
[13] Shafer, L. (18 mai 2018). Safe Space vs Free Speech? Consulté le 24 avril 2019 sur le site https://www.gse.harvard.edu/news/uk/16/05/safe-space-vs-free-speech.

Trousse éducative – diversité et médias

La Trousse éducative – diversité et médias est une ensemble de ressources conçues pour les enseignants, les élèves, les corps policiers et le grand public ; on y aborde des sujets brûlant d’actualité comme la haine, les préjugés et les stéréotypes véhiculés dans nos médias et sur Internet. Ce programme comprend des tutoriels de perfectionnement professionnel, des leçons, des activités pédagogiques pour l’élève et des documents d’accompagnement.

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