Règles de perception dans les médias sociaux

Historiquement, les médias audiovisuels suivaient un modèle hiérarchique dans lequel un petit groupe d’élite de producteurs fortunés façonnait la sphère publique et envoyait une communication unidirectionnelle à une masse beaucoup plus grande de destinataires, faisant souvent la promotion des opinions favorables au statu quo. En revanche, la structure implicite de l’architecture Internet, qui est au cœur des médias sociaux, favorise un modèle décentralisé et réseauté, où la distinction entre consommateurs et producteurs s’efface[1].

En tant que moyen de communication, les médias sociaux possèdent plusieurs caractéristiques techniques déterminantes. Ils sont numériques, ce qui signifie que les informations sont représentées numériquement (en code 0-1), les rendant « programmables, modifiables et assujettis à la manipulation algorithmique[2] ». Ils sont intrinsèquement connectés, s’appuyant sur des infrastructures bidirectionnelles comme Internet et les réseaux mobiles, contrairement aux infrastructures analogiques unidirectionnelles des anciens médias audiovisuels. Cette nature décentralisée élargit considérablement les possibilités de choix des utilisateurs. Aussi, ils sont hautement interactifs, c’est-à-dire qu’ils ont la « capacité potentielle de permettre à l’utilisateur d’exercer une influence sur le contexte ou la forme de la communication médiatisée ». Les interactions sur les réseaux sociaux sont généralement hypermédiatisées, utilisant des liens ou des balises qui changent au fil du temps, permettant aux profils et au contenu d’évoluer constamment[3].

Dans cet environnement caractérisé par une abondance massive de contenus et une connectivité permanente, la communication est régie par des mécanismes implicites et explicites, des règles de perception, qui déterminent quels messages gagnent en visibilité et la façon dont le sens est transmis et l’attention est dirigée. Les médias sociaux s’appuient fortement sur des éléments visuels, auditifs et vidéo pour transmettre un sens, établir des identités et capter l’attention.

Rôle des éléments visuels dans le statut et la présentation de soi

Les médias sociaux visuels, principalement des photos et des profils sélectionnés, sont des sites essentiels pour la communication du statut social et le travail sur l’identité, en particulier chez les jeunes utilisateurs.

La présentation visuelle du contexte social et des récompenses est l’un des principaux moyens de communication du sens. Sur diverses plateformes, les fonctionnalités sociales comme les « confirmations de lecture, les courses en ligne et les réactions de récompense sociale (p. ex. mentions « j’aime » ou cœurs) sont toujours colorées et souvent animées lorsque l’utilisateur appuie dessus », ce qui leur permet de « se démarquer dans le design minimaliste et généralement discret de l’interface[4] ». Ces éléments utilisent bon nombre des mêmes règles de perception que celles utilisées dans d’autres médias visuels : les nouveaux contenus et les notifications sociales sont souvent signalés par une pastille de couleur vive, généralement rouge, une « couleur de signalisation » utilisée pour guider les utilisateurs vers les nouveaux contenus[5]. Cette utilisation de la couleur, qui contraste avec l’interface généralement monochrome, « attire l’attention sur le contexte social du contenu », communiquant visuellement que l’interaction sociale et la validation sont les éléments les plus importants à l’écran[6]. Par exemple, les choix de design, comme les cœurs qui indiquent les mentions « j’aime », exploitent intentionnellement « le désir d’affirmation sociale qui est fort chez les enfants et les jeunes[7] ».

Les concepteurs communiquent également un sens par l’utilisation d’une homogénéité visuelle et de marqueurs d’identité. Sur les principales plateformes, le design esthétique a tendance à être « rigide, uniforme et non personnalisable », affichant un niveau élevé de médiation conceptuelle[8]. Cette uniformité, combinée à des éléments comme l’utilisation cohérente d’une image de profil ronde sur toutes les plateformes, indique que l’identité doit être créée à l’aide d’un « langage visuel » spécifique et partagé. En outre, le sens peut être communiqué par le biais d’une tromperie visuelle délibérée : les publicités sont souvent conçues pour être « visuellement presque pareilles aux publications régulières ». Lorsqu’elles sont identifiées, les balises sont généralement peu contrastées, petites et « visuellement en arrière-plan, tandis que le contenu est mis en évidence », minimisant la distinction visuelle entre le contenu organique et la promotion payante[9].

Les médias sociaux fournissent des mécanismes visuels permettant de rendre le statut social clairement visible : même des images inoffensives de contenu personnel, comme des photos de nourriture, peuvent communiquer des préférences et permettre à un public de juger « quel type de personne vous êtes[10] ». Cette importance accordée au contenu visuel, en particulier les photographies sur des plateformes comme Instagram, « peut amplifier l’importance des représentations visuelles dans l’attribution du statut social[11] ». Cet environnement récompense les présentations mettant de l’avant l’attrait physique, les présentations de soi attrayantes « suscitant souvent plus d’attention et de mentions "j’aime" en ligne[12] ».

Le lien visible entre l’apparence physique et le statut social peut intensifier les processus de comparaison sociale, en particulier chez les filles. Un exemple frappant de cette présentation délibérée concerne l’utilisation généralisée de filtres améliorant l’image, qui se traduit par « une abondance d’images idéalisées dans les médias sociaux[13] ». De plus, la qualité visuelle, associée à la permanence du contenu partagé, signifie que « les photos d’événements sociaux, souvent soigneusement créées ou choisies, constituent une preuve évidente de rejet pour les adolescents qui n’étaient pas présents à ces événements[14] ».

Les plateformes utilisent également des repères visuels et audio pour encourager un mode de consommation spécifique. Sur TikTok, l’interface communique la simplicité et l’instantanéité. La décision de publier des vidéos en mode plein écran attire immédiatement l’attention de l’utilisateur, et l’interface reste épurée, rendant visibles uniquement les « icônes les plus nécessaires[15] ». Le son joue également un rôle central, les vidéos contenant des informations sur le « son » utilisé, souvent sélectionné à partir d’une bibliothèque de sons populaires. Cette utilisation d’éléments prédéfinis comme des sons populaires et des « effets magiques » indique que la créativité est très « accessible et participative ». Ce choix de design normalise « la culture du remixage et l’engagement dans les tendances comme aspects fondamentaux d’une expression authentique[16] ».

Aussi, les plateformes utilisent des signaux sonores et lumineux comme notifications et rappels pour communiquer l’urgence et la nécessité. Les notifications constituent l’une des « stratégies les plus puissantes du design persuasif », apparaissant sous forme de messages contextuels, « de vibrations courtes, longues ou insistantes, de faisceaux de lumière ou de sons aigus ». Ces sollicitations auditives et visuelles, comme « tapez ici » ou « regardez », sont conçues pour « mener sans contrainte à d’autres demandes d’action », communiquant ainsi un besoin d’engagement constant qui est au cœur de l’économie de l’attention[17].

Facteurs visuels et émotionnels de la viralité

Lorsqu’un contenu réussit à capter l’attention d’un large public, son succès est souvent lié à des caractéristiques visuelles faciles à assimiler et suscitant une résonance émotionnelle. Les recherches sur les mèmes visuels, par exemple, révèlent des règles visuelles spécifiques qui augmentent les chances d’une large diffusion du contenu.

Composition et échelle : Les images virales qui remportent un grand succès sont plus susceptibles d’utiliser de gros plans. Les images où le sujet « occupe la majeure partie du cadre sont plus susceptibles d’appartenir à la catégorie virale ». En revanche, les images qui « ne présentent pas de sujet clair sur lequel le spectateur peut concentrer son attention » ou celles qui intègrent un long texte sont généralement « peu susceptibles d’être partagées par les utilisateurs[18] ».

Personnages et émotions : Le contenu viral met souvent en scène des personnages. La présence d’émotions clairement exprimées, positives ou négatives, est associée à une plus grande viralité. Plus précisément, les personnages qui expriment une « émotion positive (notamment par leur expression faciale) » sont plus susceptibles de devenir viraux. Dans ce contexte, les mèmes servent d’outil de communication permettant aux utilisateurs de « partager des informations et des émotions » avec leur public[19].

Le langage de la vidéo, du son et de l’intimité

Si les vidéos en ligne obéissent aux mêmes règles de perception que les autres médias vidéo, l’évolution vers des formats courts a établi de nouvelles normes pour une communication rapide et viscérale, mêlant mouvements visuels et sons pour créer des environnements émotionnels spécifiques. Les plateformes centrées sur la vidéo, comme TikTok, utilisent des contenus brefs qui intègrent plusieurs éléments visuels, notamment des vidéos prises à l’aide d’un téléphone intelligent, des photos téléchargées et « des émojis et d’autres textes superposés à la vidéo[20] ». Contrairement au style de montage des médias vidéo commerciaux, qui cherchent généralement à être un outil de narration discret, la vidéo en ligne utilise souvent des techniques comme des zooms soudains, des images figées et l’utilisation explicite d’écrans verts qui attirent activement l’attention sur eux-mêmes[21]. Le son est également un élément clé, les vidéos contenant des informations sur le « son » utilisé, qui peut être téléchargé sur mesure ou sélectionné à partir d’une bibliothèque de sons populaires[22].

Les créateurs exploitent souvent la nature immersive de la vidéo pour favoriser l’intimité. Par exemple, les membres de la communauté BookTok utilisent le format natif pour créer « une atmosphère d’intimité intense entre les créateurs de contenu et leur public ». L’utilisation de la vidéo peut créer un lien émotionnel puissant, illustré par « la force viscérale d’une caméra braquée sur le visage baigné de larmes d’une personne réelle qui sanglote en lisant son livre préféré ». Cette intimité recherchée mène souvent au développement de relations parasociales, où le public est incité à passer à l’action, par exemple en achetant des livres, puisque le contenu donne l’impression « de parler à un ami[23] ».

La communication vidéo repose également fortement sur la participation aux tendances. L’attente des utilisateurs face à la réutilisation et à la réinterprétation des contenus populaires, facilitée par des fonctionnalités comme les duos et les courtes vidéos (« stitches » en anglais), normalise « la culture du remixage et l’engagement dans les tendances comme des aspects essentiels de l’expression authentique ». Cette dépendance à l’égard d’éléments préconstruits, comme les modèles et les « effets magiques », permet la créativité dans des limites esthétiques et structurelles définies. Cette approche axée sur les tendances favorise une créativité collective qui privilégie « la maîtrise culturelle et l’engagement opportun plutôt que l’originalité ou la sophistication[24] ».


[1] Miller, V. (2020). Understanding Digital Culture. SAGE Publications.

[2] Miller, V. (2020). Understanding digital culture. SAGE Publications.

[3] Miller, V. (2020). Understanding digital culture. SAGE Publications.

[4] Kender, K., et Frauenberger, C. (juin 2022). The shape of social media: Towards addressing (aesthetic) design power. Dans Proceedings of the 2022 ACM Designing Interactive Systems Conference (p. 365-376).

[5] Kender, K., et Frauenberger, C. (juin 2022). The shape of social media: Towards addressing (aesthetic) design power. Dans Proceedings of the 2022 ACM Designing Interactive Systems Conference (p. 365-376).

[6] Kender, K., et Frauenberger, C. (juin 2022). The shape of social media: Towards addressing (aesthetic) design power. Dans Proceedings of the 2022 ACM Designing Interactive Systems Conference (p. 365-376).

[7] (2023) Disrupted Childhood: The cost of persuasive design. 5Rights Foundation.

[8] Kender, K., et Frauenberger, C. (juin 2022). The shape of social media: Towards addressing (aesthetic) design power. Dans Proceedings of the 2022 ACM Designing Interactive Systems Conference (p. 365-376).

[9] Kender, K., et Frauenberger, C. (juin 2022). The shape of social media: Towards addressing (aesthetic) design power. Dans Proceedings of the 2022 ACM Designing Interactive Systems Conference (p. 365-376).

[10] Lüders, A., Dinkelberg, A., et Quayle, M. (2022). Becoming “us” in digital spaces: How online users creatively and strategically exploit social media affordances to build up social identity. Acta Psychologica, 228, 103643.

[11] Nesi, J., Choukas-Bradley, S., et Prinstein, M.J. (2018). Transformation of Adolescent Peer Relations in the Social Media Context: Part 2 – Application to Peer Group Processes and Future Directions for Research. Clinical Child And Family Psychology Review, 21(3), 295-319.

[12] (2023) Disrupted Childhood: The cost of persuasive design. 5Rights Foundation.

[13] Trekels, J., et Telzer, E.H. (2025). The Swiss cheese model of social cues: a theoretical perspective on the role of social context in shaping social media’s effect on adolescent well-being. Journal of Communication, jqaf001.

[14] Nesi, J., Choukas-Bradley, S., et Prinstein, M.J. (2018). Transformation of Adolescent Peer Relations in the Social Media Context: Part 2 – Application to Peer Group Processes and Future Directions for Research. Clinical Child And Family Psychology Review, 21(3), 295-319.

[15] Kender, K., et Frauenberger, C. (juin 2022). The shape of social media: Towards addressing (aesthetic) design power. Dans Proceedings of the 2022 ACM Designing Interactive Systems Conference (p. 365-376).

[16] Turvy, A. (2025). Comparing TikTok and Instagram’s sociotechnical environments for cultural production. Platforms & Society, 2, 29768624251359796.

[17] (2023) Disrupted Childhood: The cost of persuasive design. 5Rights Foundation.

[18] Ling, C., AbuHilal, I., Blackburn, J., De Cristofaro, E., Zannettou, S., et Stringhini, G. (2021). Dissecting the Meme Magic: Understanding Indicators of Virality in Image Memes. Proceedings of the ACM on human‑computer interaction, 5(CSCW1), 1-24.

[19] Ling, C., AbuHilal, I., Blackburn, J., De Cristofaro, E., Zannettou, S., & Stringhini, G. (2021). Dissecting the meme magic: Understanding indicators of virality in image memes. Proceedings of the ACM on human‑computer interaction, 5(CSCW1), 1-24.

[20] Guinaudeau, B., Munger, K., et Votta, F. (2022). Fifteen Seconds of Fame: TikTok and the Supply Side of Social Video. Computational Communication Research, 4(2), 463-485.

[21] Alter, R., et autres (2021). 25 Edits That Define the Modern Internet Video. Vulture.

[22] Guinaudeau, B., Munger, K., et Votta, F. (2022). Fifteen Seconds of Fame: TikTok and the Supply Side of Social Video. Computational Communication Research, 4(2), 463-485.

[23] Grady, C. (2023). How BookTokers make money. Vox.

[24] Turvy, A. (2025). Comparing TikTok and Instagram’s sociotechnical environments for cultural production. Platforms & Society, 2, 29768624251359796.