L’industrie des médias sociaux

L’industrie des médias sociaux représente une transformation profonde du paysage médiatique traditionnel, passant d’une communication hiérarchique unidirectionnelle à des réseaux numériques décentralisés et interactifs[1]. Les plateformes dominantes d’aujourd’hui peuvent être définies comme « des plateformes bilatérales qui hébergent principalement du contenu généré par les utilisateurs et distribué par des algorithmes, tout en permettant des interactions entre les utilisateurs[2] ». Cet environnement hautement interactif et réseauté a créé une immense richesse pour les exploitants de plateformes, tout en établissant une nouvelle économie hautement concurrentielle et souvent précaire pour les créateurs de contenu.

De quelle façon les entreprises de médias sociaux font-elles de l’argent?

La grande majorité des revenus des entreprises de médias sociaux provient de la transformation de l’attention et des données des utilisateurs en occasions publicitaires commercialisables[3].

  • Monétisation par la publicité et les algorithmes : Les plateformes de médias sociaux fonctionnent fondamentalement comme des marchés bilatéraux, les utilisateurs d’un côté et les annonceurs de l’autre[4]. Les plateformes ne génèrent des revenus que lorsque les utilisateurs consomment des publicités puisque la consommation de contenu organique ne rapporte généralement aucun revenu à l’entreprise[5]. L’objectif commercial principal est donc de maximiser l’engagement des utilisateurs et le temps passé sur le site puisque « le temps passé sur le site signifie qu’un utilisateur est disponible pour visualiser davantage de publicités[6]». Il s’agit du moteur central de « l’économie de l’attention[7] ».
    • Pour optimiser le placement publicitaire, les plateformes utilisent des systèmes sophistiqués appelés « conception de mécanismes algorithmiques ». Ces systèmes créent des marchés sur mesure, comme des enchères publicitaires automatisées, qui « monétisent le trafic en ligne[8]». Les entreprises s’appuient sur ces enchères et ces algorithmes pour vendre et diffuser des publicités. Par exemple, Facebook est spécifiquement « programmé pour optimiser "l’engagement"[9] », ce qui englobe l’utilisation de l’apprentissage machine pour évaluer les publicités en fonction de l’enchère, de la qualité de la publicité et d’une estimation de la probabilité que l’utilisateur accomplisse l’action souhaitée.
  • Extraction de données et contrôle du marché : Au-delà du simple volume de trafic, la valeur des plateformes est profondément ancrée dans l’extraction de données. En tant qu’intermédiaires, les plateformes offrent simultanément des services aux consommateurs tout en « extrayant des données de ceux-ci[10]». Cette position d’intermédiaire leur permet d’accumuler de vastes quantités de données. La capacité d’exploiter ces données entraîne une concentration du marché, donnant naissance à des « monopoles numériques[11] ». Les plateformes visent à enfermer les utilisateurs dans leur écosystème, soit par l’effet de réseau (dans lequel abandonner une plateforme signifierait abandonner la plupart de ses relations sociales)[12], soit en la rendant indispensable pour leurs achats, le divertissement, la découverte musicale, etc.[13].
  • Nouvelles sources de revenus : Afin de diversifier leurs sources de revenus et d’atténuer les risques liés au marché publicitaire, certaines plateformes se tournent vers des modèles commerciaux transactionnels. Cette tendance, parfois qualifiée de « super-appification », fait évoluer les modèles commerciaux vers l’intégration de « frais de transaction, d’abonnement, d’entiercement et de publicité[14]». Par exemple, TikTok Shop représente une intégration transparente du magasinage social, permettant aux utilisateurs de découvrir et d’acheter des produits directement à partir de vidéos et de diffusions en direct sans quitter l’application. De même, Snapchat a lancé un service d’abonnement payant, Snapchat+, dans le but de « diversifier ses revenus au-delà de la publicité[15] », et d’autres applications comme Instagram introduisent des versions payantes qui ne comportent pas de publicité[16].

Incidences du modèle de revenus des plateformes

En se fondant sur l’engagement comme principal indicateur de succès, l’environnement de la plateforme en ressentira des incidences profondes. Les concepteurs s’adonnent à l’« hyper‑suggestivité », en concevant soigneusement les architectures des plateformes afin de « modifier les comportements de manière prévisible[17] », créant ainsi souvent des plateformes « intentionnellement optimisées pour attirer et retenir votre attention[18] ».

L’amplification des contenus sensationnels et controversés en est une conséquence critique. Puisque les « contenus provocateurs suscitent un engagement élevé », les algorithmes peuvent privilégier la promotion de contenus négatifs ou extrêmes[19]. Des documents internes montrent que l’algorithme de classement de Facebook, par exemple, considérait autrefois les réactions sous forme d’émojis comme « cinq fois plus importantes que les mentions "j’aime" », et les réponses étaient « pondérées encore plus fortement, jusqu’à 30 fois plus qu’une mention "j’aime" », ce qui créait un système qui récompensait les publications susceptibles de susciter la colère, la désinformation et les propos toxiques[20]. Cette faille structurelle se produit lorsque les indicateurs choisis par la plateforme (engagement) ne correspondent pas à ce que les gens veulent réellement voir (contenu précis et positif), amplifiant ainsi les contenus que les utilisateurs s’accordent pour dire qu’ils ne devraient pas « devenir viraux[21] ».

De quelle façon les créateurs de contenu et les influenceurs gagnent-ils leur vie?

L’essor de l’industrie des médias sociaux a favorisé l’émergence d’une nouvelle industrie culturelle multiplateforme de créateurs de médias, dont la valeur devrait atteindre 480 milliards de dollars d’ici 2027[22]. Les créateurs de contenu, ou les influenceurs, fonctionnent comme des « entrepreneurs polyvalents[23] » et génèrent des revenus principalement grâce à quatre méthodes.

  • Programmes de partage des revenus : Les plateformes proposent des programmes comme le TikTok Creator Fund, qui rémunère les créateurs en fonction du nombre de vues et de l’engagement. Cependant, ces revenus s’élèvent souvent à quelques « centimes », poussant ainsi les créateurs à rechercher d’autres sources[24].
  • Contenu commandité et accords avec les marques : Les créateurs agissent comme ambassadeurs de marque et publient du contenu commandité. Les recommandations des influenceurs sont très efficaces et ont « à peu près la même importance pour les utilisateurs que les publicités traditionnelles[25]».
  • Ventes affiliées et commerce social : Les créateurs agissent comme affiliés pour les fonctionnalités d’achat intégrées à l’application, touchant des commissions sur les ventes réalisées par le biais de leur contenu (p. ex. TikTok Shop)[26], ce qui a donné naissance à de nouvelles carrières, prouvant que les personnes ayant un nombre d’abonnés relativement faible « peuvent avoir 5 000 abonnés et monétiser leur contenu sur TikTok et TikTok Shop et en faire leur métier[27]».
  • Paiements directs et financement participatif : Les créateurs sollicitent directement le soutien de leur public, souvent par des plateformes de financement participatif comme Patreon, qui offrent « une forme de revenu qui ne dépend pas d’algorithmes[28]».

En raison de la nature imprévisible des algorithmes des plateformes et de la volatilité des revenus publicitaires, les meilleurs créateurs sont allés au-delà de la simple création de contenu. Ils fonctionnent comme « des entreprises médiatiques verticalement intégrées ayant des activités parallèles ». Les vedettes de YouTube comme MrBeast, dont la marque de collations Feastables « est plus rentable que son contenu YouTube », et Ryan Kaji de Ryan’s World, qui a diversifié sa marque dans les jouets et les vêtements, génèrent des centaines de millions de dollars de revenus[29].

Incidences de l’économie des créateurs

Alors que les partisans vantent l’industrie des influenceurs comme étant plus « ouverte et égalitaire » que les médias traditionnels, la réalité est que la vie professionnelle des créateurs est « source de stress et d’épuisement ». L’industrie se caractérise par une « profonde inégalité de spectateurs », une infime minorité accumulant la plupart des vues.

La tyrannie de l’algorithme constitue le principal défi pour les créateurs. La « visibilité étant la clé du succès », les petits créateurs marginalisés sont victimes d’une « discrimination algorithmique », le système « favorisant fortement la promotion des contenus des créateurs déjà populaires », obligeant les créateurs à employer des techniques sophistiquées, comme la production constante de « nouveaux contenus » et l’évolution stimulante des tendances. Le volume de travail nécessaire pour satisfaire à la demande algorithmique est décourageant, ce qui mène à un épuisement généralisé.

De plus, les créateurs sont susceptibles de tomber dans le piège de la conquête de public, une puissante boucle de rétroaction dans laquelle ils produisent des contenus que leur public apprécie et « commencent progressivement à les intérioriser eux-mêmes ». Pour maintenir leurs revenus, les créateurs peuvent se sentir obligés de publier des opinions sensationnelles ou « de plus en plus de contenu sensationnel pour continuer de gagner leur vie ». Cette pression pour commercialiser leur vie et leur personnalité, en cultivant une intimité avec leur public, peut donner aux créateurs le sentiment d’être « exposés, exploités et redevables à un public qui se sent en droit de l’exiger ».

Pour atténuer ces problèmes, de nombreux créateurs de médias sociaux ne comptent plus sur les revenus publicitaires des plateformes, mais créent plutôt des entreprises distinctes qui tirent parti de leur notoriété, comme Chamberlain Coffee d’Emma Chamberlain, tandis que d’autres, comme Ryan Kaji de Ryan’s World, se sont diversifiés dans d’autres médias comme les applications et la diffusion télévisée ou en continu[30].


[1] Miller, V. (2020). Understanding digital culture. SAGE Publications.

[2] Aridor, G., Jiménez-Durán, R., Levy, R.E., et Song, L. (2024). The Economics of Social Media. Journal of Economic Literature, 62(4), 1422-1474.

[3] Winseck, D. (2022). Growth and Upheaval in the Network Media Economy, 1984-2021. Global Media and Internet Concentration Project, Université Carleton : https://doi.org/10.22215/gmicp/2021.1.

[4] Aridor, G., Jiménez-Durán, R., Levy, R.E., et Song, L. (2024). The Economics of Social Media. Journal of Economic Literature, 62(4), 1422-1474.

[5] Aridor, G., Jiménez-Durán, R., Levy, R.E., et Song, L. (2024). The Economics of Social Media. Journal of Economic Literature, 62(4), 1422-1474.

[6] Diresta, R. (2022). How Online Mobs Act Like Flocks Of Birds. Noema Magazine.

[7] Fitton, D. (2021). The rise of dark web design: How sites manipulate you into clicking. The Conversation.

[8] Viljoen, S., Goldenfein, J., et McGuigan, L. (2021). Design choices: Mechanism design and platform capitalism. Big data & society, 8(2), 20539517211034312.

[9] Viljoen, S., Goldenfein, J., et McGuigan, L. (2021). Design choices: Mechanism design and platform capitalism. Big data & society, 8(2), 20539517211034312.

[10] Nichols, T.P., et Garcia, A. (2022). Platform Studies in Education. Harvard Educational Review, 92(2), 209‑230.

[11] Törnberg, P., et Uitermark, J. (2025). Seeing Like a Platform: An Inquiry into the Condition of Digital Modernity (p. 164). Taylor & Francis.

[12] Iansiti, M. (2021). Assessing the Strength of Network Effects in Social Network Platforms. Boston: Harvard Business School.

[13] Dijck, J.V. (2013). The Ecosystem of Connective Media: Lock In, Fence Off, Opt Out?. The Culture of Connectivity: A Critical History of Social Media.

[14] van der Vlist, F.N., Helmond, A., Dieter, M., et Weltevrede, E. (2025). Super-appification: Conglomeration in the global digital economy. New Media & Society, 27(6), 3314-3337.

[15] Amaan (2025). The Social Shopping Revolution: How TikTok Shop, Whatnot, and Instagram Shopping Are Redefining Retail. Canadian Digital Marketing Summit.

[16] Milmo, D. (2025). Facebook and Instagram to charge UK users £3.99 a month for ad-free version
The Guardian.

[17] Törnberg, P., et Uitermark, J. (2025). Seeing Like a Platform: An Inquiry into the Condition of Digital Modernity (p. 164). Taylor & Francis.

[18] Fitton, D. (2021). The rise of dark web design: How sites manipulate you into clicking. The Conversation.

[19] Van Bavel, J.J., Robertson, C.E., Del Rosario, K., Rasmussen, J., et Rathje, S. (2024). Social Media and Morality. Annual Review of Psychology, 75(1), 311-340.

[20] Merrill, J.B., et Oremus W. (2021). Five points for anger, one for a ‘like’: How Facebook’s formula fostered rage and misinformation. The Washington Post.

[21] Rathje, S., Robertson, C., Brady, W.J., et Van Bavel, J.J. (2024). People Think That Social Media Platforms Do (but Should Not) Amplify Divisive Content. Perspectives on Psychological Science, 19(5), 781-795.

[22] Koerner, B. (2023). Watch This Guy Work and You’ll Finally Understand the TikTok Era. Wired.

[23] Glatt, Z. (2022). "We’re All Told Not to Put Our Eggs in One Basket": Uncertainty, Precarity and Cross-Platform Labor in the Online Video Influencer Industry. Media and Uncertainty – International Journal of Communication.

[24] Grady, C. (2023). How BookTokers make money. Vox.

[25] Aridor, G., Jiménez-Durán, R., Levy, R.E., et Song, L. (2024). The Economics of Social Media. Journal of Economic Literature, 62(4), 1422-1474.

[26] (2025) Is TikTok Gen Z’s QVC? Aspire.

[27] Burris, D. (2025). How TikTok Shop is beating Amazon and Temu in the social shopping space. CNBC.

[28] Glatt, Z. (2022). "We’re All Told Not to Put Our Eggs in One Basket": Uncertainty, Precarity and Cross‑Platform Labor in the Online Video Influencer Industry. Media and Uncertainty – International Journal 
of Communication.

[29] Forristal, L. (2025). YouTubers aren’t relying on ad revenue anymore – here’s how some are diversifying. TechCrunch.

[30] Forristal, L. (2025). YouTubers aren’t relying on ad revenue anymore – here’s how some are diversifying. TechCrunch.