Façon dont les règles d’action façonnent l’utilisation des médias sociaux
Alors que tous les médias communiquent par le biais de règles de perception, les médias interactifs sont fondamentalement définis par leurs possibilités structurelles, ce qui pourrait être considéré comme des « règles d’action », qui influencent considérablement la manière dont les utilisateurs communiquent et se comportent[1]. Ces règles consistent en des possibilités d’action émergeant de l’interaction entre les utilisateurs et les plateformes, et des valeurs par défaut, c’est‑à‑dire les paramètres prédéterminés utilisés automatiquement « en l’absence de choix de la part de l’utilisateur[2] ». Bien que la plupart des applications offrent aux utilisateurs la possibilité de modifier les paramètres par défaut (comme les paramètres de confidentialité), les plateformes exploitent souvent ces paramètres par défaut puisque la plupart des consommateurs « ne prendront pas le temps et l’énergie nécessaires pour explorer pleinement les options et les capacités des technologies[3] ». Les concepteurs font également souvent des choix qui ne sont pas par défaut, comme désactiver les notifications ou supprimer un compte, intentionnellement « non intuitifs et fastidieux[4] ».
Les concepteurs d’applications de médias sociaux, qui font souvent des choix reflétant leurs propres préjugés, intègrent des valeurs dans ces systèmes, entraînant « la création et la transformation de valeurs » pour les utilisateurs[5]. Les choix concernant les besoins des utilisateurs à privilégier dans le processus de conception sont intrinsèquement politiques. Les plateformes utilisent ces mécanismes comme une forme d’« hyper-suggestivité » (« hypernudging » en anglais), en concevant soigneusement des architectures pour modifier les comportements de manière prévisible, maximisant ainsi les revenus grâce à l’engagement[6].
Règles d’action présentes dans tous les médias sociaux
Les médias sociaux peuvent être considérés comme un ensemble de capacités, ou de possibilités, superposées à diverses plateformes : par exemple, Instagram est une plateforme pour les médias visuels et vidéo superposée à un média social, alors que Scratch est une plateforme de jeux superposée à un média social. Les fonctions essentielles qui définissent les médias sociaux et qui doivent fonctionner par défaut pour que la plateforme puisse opérer en tant que telle concernent la consommation de contenu, la publication de contenu et les interactions avec le contenu.
- Consommation de contenu : La possibilité de consommer du contenu permet aux utilisateurs de consulter ou de recevoir des informations publiées par d’autres, généralement par le biais d’un « fil d’actualités » [7]. Les concepteurs facilitent souvent une consommation maximale en créant des mécanismes qui « réduisent toute friction dans la consommation ». La fonctionnalité connue sous le nom de « défilement infini », une pratique de conception normalisée, est cruciale ici puisqu’elle « élimine les points de rupture naturels dans le flux des utilisateurs », rendant difficile pour les utilisateurs d’arrêter de consommer et contribuant au sentiment voulant que les enfants « passent trop de temps en ligne et ont du mal à s’arrêter[8]». Puisque les utilisateurs, en particulier les adolescents, « sélectionnent et organisent stratégiquement le contenu afin de présenter une image positive d’eux-mêmes soigneusement construite », le simple fait d’être exposé à ce « contenu idéalisé » et biaisé de manière positive peut déclencher des processus de comparaison sociale ascendante, qui peuvent avoir un impact négatif sur l’image corporelle et le bien-être[9].
- Publication de contenu : La possibilité de publier du contenu permet aux utilisateurs de générer et de publier des médias ou des mises à jour de leur statut. Par rapport à la consommation de contenu, la publication facilite l’utilisation active, englobant des activités comme la publication d’une mise à jour du statut, d’une photo ou d’une vidéo[10]. Sauf dans le cas de plateformes entièrement anonymes et éphémères, elle crée un profil persistant qui doit être supervisé et maintenu. Pour les adolescents, le profil est une préoccupation majeure puisqu’ils consacrent « beaucoup de temps à la création et à la gestion de leur image en ligne[11]». La possibilité pour un utilisateur de rassembler un large public encourage les pratiques de « promotion de soi », qui englobent l’utilisation de techniques traditionnellement associées aux marques grand public pour attirer l’attention et acquérir un statut[12].
- Interaction avec le contenu : La possibilité d’interagir avec le contenu permet aux utilisateurs de s’engager auprès des publications d’autres personnes par le biais d’actions comme les mentions « j’aime », les partages, les commentaires et le remixage, souvent de manière visible ou ayant un impact sur les autres. Cette activité relie le flux de consommation au profil de publication. Lorsque ces interactions sont quantifiées, bien qu’il s’agisse d’« indicateurs numériques de statut sous forme de listes d’amis, de commentaires ou de mentions "j’aime", qui peuvent être facilement comptés et comparés[13]», elles peuvent créer une puissante structure de renforcement, où les réactions sociales façonnent la morale et les valeurs des utilisateurs[14]. Les plateformes en tirent parti en donnant la priorité aux interactions qui signalent un effort plus important. Par exemple, l’algorithme de Facebook traitait les réactions, en particulier l’émoji « en colère », comme étant nettement plus valables que les mentions « j’aime », et les réponses étaient pondérées encore plus fortement[15]. Ce système renforce les contenus et les comportements qui génèrent un engagement élevé, même s’ils sont source de division ou provoquent l’indignation[16].
Certaines formes d’interaction, comme les commentaires sur le contenu d’autres utilisateurs, peuvent créer « une obligation sociale plus forte de répondre en raison de la norme de réciprocité » et sont associées à un plus grand bien-être par rapport à la consommation ou à la publication de contenu[17]. Toutefois, cette même interactivité qui permet de créer des liens peut également avoir des conséquences négatives, comme la propagation de fausses informations ou de propos toxiques, en particulier lorsque des mécanismes d’amplification sont utilisés[18]. Cependant, les utilisateurs font parfois un usage résistant ou négocié des outils et des mesures d’interaction. Par exemple, les utilisateurs de Reddit « ignorent souvent les règles relatives au vote » et « créent et appliquent leurs propres règles, normes et éthique à cet égard[19] », tandis que les militants ont manipulé la fonction de « commentaires connexes » sur TikTok pour attirer l’attention sur des questions et des comptes particuliers[20].
Règles d’action divergentes selon les réseaux sociaux
Les réseaux sociaux présentent également des règles d’action spécifiques qui varient considérablement, façonnant leurs cultures et leurs résultats communicatifs uniques. Voici quelques possibilités et paramètres par défaut les plus courants, qui diffèrent selon les plateformes.
- Connexion symétrique ou asymétrique : Le mode de connexion, qu’il soit symétrique (accord mutuel, comme sur Facebook) ou asymétrique (abonnement unidirectionnel, comme sur Twitter et YouTube), dicte la structure du réseau et le flux d’informations. Les réseaux symétriques sont généralement petits, denses et socialement homogènes, souvent perçus comme plus sûrs. À l’inverse, les réseaux asymétriques, en particulier YouTube, encouragent le développement de publics massifs et unidirectionnels, facilitant une culture de « micro-célébrités » centrée sur des sujets spécifiques et permettant aux acteurs construits autour d’idées marginales de créer des relations parasociales intimes avec leur public[21].
- Temporalité du contenu (persistant ou éphémère) : La persistance signifie que le contenu peut fonctionner dans un « temps intemporel », les interactions ayant lieu longtemps après la publication. À l’inverse, un contenu éphémère (qui disparaît, comme les « stories » sur Snapchat) « génère un sentiment d’urgence et de rareté artificielle », incitant à une attention immédiate et à une vérification régulière[22]. Le caractère éphémère peut encourager un seuil plus bas de tolérance pour le partage personnel, propice à l’intimité, puisque les utilisateurs se sentent à l’aise de partager « des photos "laides" d’eux-mêmes, affichant un double menton et se dévoilant[23]».
- Anonymat et modération : Le degré d’anonymat ou de pseudonymat autorisé influence le contenu partagé. Les utilisateurs peuvent rechercher « des espaces anonymes pour expérimenter leurs identités actuelles[24]». L’absence de modération est essentielle à la diffusion de certains contenus, comme les théories du complot, dans des systèmes fermés comme les applications de messagerie[25].
- Structure de diffusion (réseau ou biens communs): La manière dont le contenu est diffusé façonne profondément l’expérience des utilisateurs. Les plateformes réseautées (comme Facebook et Twitter) diffusent principalement le contenu des comptes auxquels les utilisateurs sont connectés. Cette structure, guidée par des algorithmes qui privilégient l’engagement, tend à favoriser l’émergence de chambres d’écho et de réseaux polarisants, souvent motivés par le désabonnement aux actualités jugées « sans importance », ce qui peut involontairement mener à la perte de « liens sociaux inter-idéologiques[26] ». À l’inverse, les plateformes basées sur les biens communs (comme TikTok) échantillonnent le contenu de l’ensemble de la plateforme, où la recommandation algorithmique est plus centrale que le comportement d’abonnement, ce qui permet une « viralité venue de nulle part » où le contenu peut être vu par des millions de personnes sans que le créateur ait besoin d’un public préexistant. La conception de TikTok, qui ne laisse à l’utilisateur aucun choix quant au contenu de la page « Pour toi », privilégie la simplicité et la récompense immédiate en diffusant instantanément les « contenus les mieux classés[27] ».
[1] Davis, K. (2023). Design Matters: Why We Should Resist Using Social Media Shorthand. CLA Alliance.
[2] Brown, O., Smith, L.G., Davidson, B.I., et Ellis, D.A. (2022). The problem with the internet: An affordance‑based approach for psychological research on networked technologies. Acta Psychologica,
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[3] Charmaraman, L., et Grevet Delcourt, C. (mai 2021). Prototyping for Social Wellbeing with Early Social Media Users: Belonging, Experimentation, and Self-Care. Dans Proceedings of the 2021 CHI Conference on Human Factors in Computing Systems (p. 1-15).
[4] Lupiáñez-Villanueva, F., et autres (2022). Behavioural study on unfair commercial practices in the digital environment: Dark patterns and manipulative personalisation. European Innovation Council and SMEs Executive Agency (EISMEA).
[5] Costanza-Chock, S. (2020). Design practices: "nothing about us without us". Design Justice.
[6] Viljoen, S., Goldenfein, J., et McGuigan, L. (2021). Design choices: Mechanism design and platform capitalism. Big data & society, 8(2), 20539517211034312
[7] Trekels, J., et Telzer, E.H. (2025). The Swiss cheese model of social cues: a theoretical perspective on the role of social context in shaping social media’s effect on adolescent well-being. Journal of Communication, jqaf001.
[8] (2023) Disrupted Childhood: The cost of persuasive design. 5Rights Foundation.
[9] Verduyn, P., Gugushvili, N., et Kross, E. (2022). Do Social Networking Sites Influence Well-Being? The Extended Active-Passive Model. Current Directions in Psychological Science, 31(1), 62-68.
[10] Verduyn, P., Gugushvili, N., et Kross, E. (2022). Do Social Networking Sites Influence Well-Being? The Extended Active-Passive Model. Current Directions in Psychological Science, 31(1), 62-68.
[11] Trekels, J., et Telzer, E.H. (2025). The Swiss cheese model of social cues: a theoretical perspective on the role of social context in shaping social media’s effect on adolescent well-being. Journal of Communication, jqaf001.
[12] Nesi, J., Choukas-Bradley, S., et Prinstein, M.J. (2018). Transformation of Adolescent Peer Relations in the Social Media Context: Part 2 – Application to Peer Group Processes and Future Directions for Research. Clinical Child And Family Psychology Review, 21(3), 295-319.
[13] Nesi, J., Choukas-Bradley, S., et Prinstein, M.J. (2018). Transformation of Adolescent Peer Relations in the Social Media Context: Part 2 – Application to Peer Group Processes and Future Directions for Research. Clinical Child And Family Psychology Review, 21(3), 295-319.
[14] Brady, W.J., McLoughlin, K., Doan, T.N., et Crockett, M.J. (2021). How social learning amplifies moral outrage expression in online social networks. Science Advances, 7(33), eabe5641.
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[16] Robertson, C.E., Del Rosario, K., Rathje, S., et Van Bavel, J.J. (2023). Changing the incentive structure of social media may reduce online proxy failure and proliferation of negativity. Brain and Behavioral Sciences, 47(e81).
[17] Verduyn, P., Gugushvili, N., et Kross, E. (2022). Do Social Networking Sites Influence Well-Being? The Extended Active-Passive Model. Current Directions in Psychological Science, 31(1), 62-68.
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[20] DiBenedetto, C. (2024). How ‘blue comments’ turned the TikTok algorithm into a protest tool. Mashable.
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[22] (2023) Disrupted Childhood: The cost of persuasive design. 5Rights Foundation.
[23] Fasting, M., et Schofield, D. (2023). Snapshots of learning: exploring the meaning making potential of everyday visual literacy practices. Learning, Media and Technology, 1-16.
[24] Charmaraman, L., et Grevet Delcourt, C. (mai 2021). Prototyping for Social Wellbeing with Early Social Media Users: Belonging, Experimentation, and Self-Care. Dans Proceedings of the 2021 CHI Conference on Human Factors in Computing Systems (p. 1-15).
[25] Theocharis, Y., Cardenal, A., Jin, S., Aalberg, T., Hopmann, D.N., Strömbäck, J., Štětka, V., et autres (2021). Does the platform matter? Social media and COVID-19 conspiracy theory beliefs in 17 countries. New Media & Society, 146144482110456.
[26] Cinelli, M., Morales, G.D.F., Galeazzi, A., Quattrociocchi, W., et Starnini, M. (2020). Echo Chambers on Social Media: A Comparative Analysis. arXiv arXiv:2004.09603.
[27] Zhang, A.X., Bernstein, M.S., Karger, D.R., et Ackerman, M.S. (2024). Form-from: A Design Space of Social Media Systems. Proceedings of the ACM on Human-Computer Interaction, 8(CSCW1), 1-47.