L’industrie de la musique moderne
L’industrie de la musique est façonnée par l’économie, la technologie, les contrôleurs d’accès et les façons toujours changeantes dont les gens découvrent et consomment la musique. Comprendre ces aspects est essentiel pour comprendre la musique elle-même et son impact.
Les maisons de disques, le marketing et la quête du profit
Le contenu musical est le fruit de la collaboration entre l’artiste et les professionnels de l’industrie au sein des maisons de disques. L’objectif premier du secteur, en particulier pour les maisons de disques, est de commercialiser et de vendre des produits[1]. Cela implique des dépenses marketing importantes, surtout pour les artistes déjà établis. Historiquement, l’industrie s’est caractérisée par des tendances oligopolistiques, les grandes maisons de disques dominant grâce à un capital supérieur pour le développement et la promotion[2]. Cependant, les maisons de disques indépendantes détiennent désormais une part de marché mondiale significative (46,7 % en 2023) et adoptent de plus en plus les pratiques commerciales des majors, devenant parfois des « maisons de disques hybrides » qui s’éloignent des objectifs culturels traditionnels au profit de la viabilité commerciale[3].
Historiquement, des contrôleurs d’accès culturels comme les maisons de disques, les magasins de disques, les stations de radio, les chaînes de télévision musicales et les magazines spécialisés filtraient l’offre musicale. Les artistes devaient franchir de multiples étapes pour atteindre la célébrité, ce qui aboutissait à un nombre restreint mais très influent de vedettes faisant partie du vocabulaire musical commun de la société. Les admirateurs investissaient financièrement et émotionnellement dans leurs artistes en achetant des disques physiques coûteux[4].
La révolution numérique : du vinyle à la diffusion en continu
L’ère numérique a profondément transformé le modèle économique de l’industrie musicale. L’effondrement des ventes de supports physiques, provoqué par les plateformes de partage de fichiers comme Napster, a forcé le secteur à s’adapter. La diffusion en continu est devenue le mode de consommation dominant, offrant un accès instantané et à la demande aux morceaux[5].
L’économie de la diffusion en continu est complexe. Les ayants droit (maisons de disques et éditeurs) sont rémunérés par écoute. Bien que les plateformes comme Spotify reversent une grande partie de leurs revenus (jusqu’à 70 %), le paiement par écoute demeure souvent négligeable, surtout pour les artistes[6]. Un problème majeur est qu’une grande proportion des morceaux disponibles reçoivent très peu d’écoutes : près de la moitié des 202 millions de chansons disponibles en 2024 ont eu 10 écoutes ou moins, et 87 % en ont eu 1 000 ou moins. Certaines plateformes, comme Spotify, ne versent d’ailleurs aucune redevance en dessous d’un certain seuil (1 000 écoutes). Ainsi, la majorité de la musique mise en ligne, notamment par des artistes indépendants, génère très peu de revenus[7]. De plus, comme les réglementations sur le contenu canadien ne s’appliquent pas à la diffusion en continu, la musique des artistes canadiens, surtout francophones, est beaucoup moins diffusée que sur les ondes radio[8].
La diffusion en continu influence également la durée des morceaux. On suppose que les chansons plus courtes favorisent les réécoutes et sont moins susceptibles d’être passées, un critère crucial puisque les plateformes privilégient les titres ayant de faibles taux de saut. Les extraits courts résonnent aussi davantage auprès des auditeurs habitués aux applications de vidéos courtes. La durée moyenne des chansons populaires a considérablement diminué au cours des deux dernières décennies. Comme Spotify compte 30 secondes d’écoute comme une lecture complète pour les paiements de redevances, l’influence des vidéos courtes laisse penser que la durée des chansons pourrait continuer à diminuer[9].
L’abondance de musique disponible par le biais de la diffusion en continu (plus de 100 000 nouveaux morceaux ajoutés chaque jour par des maisons de disques et des artistes indépendants)[10] pourrait contribuer à un phénomène où les auditeurs, submergés par le choix, se tournent vers une musique familière et éprouvée. Cela pourrait expliquer la domination d’un petit nombre d’artistes contemporains et la popularité persistante des albums « plus grands titres »[11] d’artistes patrimoniaux dans les classements. Parallèlement, la diffusion en continu et les médias sociaux ont ravivé certains genres traditionnellement moins prisés des jeunes, comme l’opéra[12].
Le passage à la production numérique, avec l’enregistrement sur ordinateur, a également modifié les choix musicaux, notamment la baisse des changements de tonalité dans la musique populaire après 1990. L’interface des logiciels d’enregistrement numérique encourage l’écriture basée sur des boucles et privilégie les éléments de production verticale plutôt que des structures linéaires, comme les sections traditionnelles qui pouvaient utiliser les modulations pour maintenir l’intérêt[13]. Le volume de musique générée par l’IA croît également rapidement sur les plateformes d’écoute[14], et il semble qu’« un public non négligeable n’accorde pas d’importance à savoir si la musique qu’il écoute est créée par des humains ou par des machines »[15].
Algorithmes et nouveaux contrôleurs d’accès : l’essor de TikTok et des listes d’écoute
L’ère numérique a introduit de nouveaux contrôleurs d’accès et mécanismes de découverte, notamment les algorithmes et les listes d’écoute[16]. Les listes d’écoute de Spotify sont créées soit par des algorithmes (selon l’historique d’écoute), soit par des utilisateurs, soit par des employés de Spotify[17]. L’ajout d’un titre à une liste d’écoute éditoriale prestigieuse est très recherché par les maisons de disques, ce qui mène à des stratégies comme les collaborations entre artistes de genres différents pour apparaître dans davantage de listes d’écoute[18].
Spotify n’a placé les algorithmes au cœur de son fonctionnement qu’à partir de 2014, en passant d’un simple catalogue musical, où l’on cherchait par artiste, album ou genre, à un service fortement axé sur la sélection[19]. Aujourd’hui, si les recherches directes restent possibles, une grande part de l’attrait de la plateforme repose sur ses listes d’écoute, qui se rapprochent de l’expérience d’une station de radio. Spotify propose trois types de listes d’écoute : les listes d’écoute éditoriales, créées par ses employés ou sous-traitants (dont certains sont des musiciens connus ou des personnalités de l’industrie musicale); les listes d’écoute d’auditeurs, élaborées par des utilisateurs puis partagées sur la plateforme; et les listes d’écoute personnalisées, générées de façon algorithmique[20]. Ces dernières reposent sur plusieurs algorithmes distincts qui analysent à la fois des données externes, en explorant le web pour étudier les écrits portant sur la musique, et le contenu musical présent sur la plateforme, afin d’identifier des liens inédits entre les morceaux. Des algorithmes d’association et de classification examinent également le comportement des utilisateurs pour cerner leurs préférences[21], puis combinent ces résultats pour alimenter les listes d’écoute. Enfin, des algorithmes de priorisation trient les morceaux afin de placer en tête ceux qui ont le plus de chances de plaire.
La frontière entre sélection humaine et algorithmique est toutefois floue. Par exemple, lorsqu’un morceau est ajouté au catalogue : « La première semaine, il apparaît sur une certaine liste d’écoute [éditoriale]; sa position dépend des choix de l’éditeur de contenu musical. Pendant ce temps, l’algorithme évalue la performance du morceau selon plusieurs paramètres : nombre d’écoutes, nombre de passages, proportion d’écoutes complètes, durée moyenne d’écoute et nombre d’utilisateurs l’ayant ajouté à leurs favoris[22]. »
TikTok, qui repose encore plus sur les recommandations algorithmiques, est devenu un outil central de découverte musicale et une plateforme incontournable de promotion. Son algorithme s’appuie sur les signaux d’engagement des utilisateurs (j’aimes, commentaires, temps de visionnage) pour personnaliser le fil « Pour toi », ciblant efficacement les « désirs individuels » des auditeurs. Contrairement à YouTube, TikTok permet à n’importe quelle vidéo de devenir virale indépendamment du nombre d’abonnés, ce qui donne plus de pouvoir aux créateurs individuels[23].
Le principe repose sur la synchronisation de courts extraits de chansons avec des vidéos, qui agissent comme une sorte de bande-annonce musicale. Le contenu généré par les utilisateurs est crucial : la viralité est souvent alimentée par la diffusion massive de fragments musicaux. Des moments viraux sur TikTok peuvent relancer de vieux titres, transformer des morceaux initialement passés inaperçus en succès mondiaux, et propulser de nouveaux artistes[24].
Les maisons de disques se concentrent de plus en plus sur la création de moments viraux sur TikTok, parfois artificiellement, au moyen de campagnes marketing ou de collaborations avec des créateurs. De nombreux artistes dénoncent la pression exercée par leurs maisons de disques pour produire du contenu viral, au détriment de la sortie de leur musique[25]. La plateforme valorise une spontanéité calculée et une apparente authenticité, mais la frontière entre viralité organique et mise en scène reste floue[26]. Les créateurs, y compris les micro-influenceurs, peuvent d’ailleurs être généreusement rémunérés pour promouvoir certains morceaux[27].
D’autres services de diffusion en continu imitent désormais ce format de courts extraits pour séduire les jeunes auditeurs friands d’expériences sociales et interactives : SoundCloud, Spotify et YouTube Music ont tous intégré des fonctionnalités inspirées du fil TikTok[28].
Grâce aux médias sociaux, le public n’écoute plus seulement la musique : il interagit avec elle. « Le succès d’une chanson dépend aujourd’hui largement de la facilité avec laquelle les gens peuvent créer leur propre contenu à partir de celle-ci.[29] » Les musiciens comptent plus que jamais sur leurs admirateurs les plus engagés : une étude a montré que 2 % du public génèrent 18 % des écoutes et plus de la moitié des ventes de produits dérivés[30].
De multiples voies vers la musique
Une autre manière de plus en plus répandue de découvrir de nouveaux morceaux est le placement musical, l’utilisation de chansons dans les films, les séries télévisées et les jeux vidéo. Ces placements génèrent des revenus et offrent une visibilité précieuse. Grâce à la diffusion mondiale, les séries ont désormais une portée inédite, et les placements musicaux dans des productions populaires peuvent relancer des titres, comme Running Up That Hill de Kate Bush après son utilisation dans Stranger Things. Les maisons de disques coordonnent leurs stratégies marketing autour de ces opportunités, mais la viralité des extraits partagés sur TikTok introduit un facteur d’imprévisibilité[31].
Les jeux vidéo constituent également un espace majeur de découverte musicale, surtout chez les enfants et les adolescents. Les concerts virtuels organisés dans des jeux comme Fortnite et Roblox attirent des millions de spectateurs et représentent un nouveau territoire pour la musique[32].
Enfin, on observe un retour de la sélection humaine : selon une enquête, plus des deux tiers des DJ de moins de 25 ans citent les amis et le bouche-à-oreille comme leur principal moyen de découvrir de la musique, loin devant TikTok (un sur cinq) et YouTube (un sur dix)[33].
[1] Wright, C. L., Dillman Carpentier, F., Ey, L. A., Hall, C., Hopper, K. M., & Warburton, W. (2019). Popular music media literacy: Recommendations for the education curriculum. Policy Insights from the Behavioral and Brain Sciences, 6(2), 186-193.
[2] Shuker, R. (2013) Understanding popular music culture. Routledge.
[3] People, G. (2024) Indies Own Nearly Half the Global Recorded Music Market. The Major Labels Aren’t Taking It Lying Down. Billboard.
[4] Cross, A. (2025) The state of mainstream music: They’re not making stars as big as they used to. Global News.
[5] Seabrook, J. (2022) So you want to be a TikTok star. The New Yorker.
[6] Seabrook, J. (2022) So you want to be a TikTok star. The New Yorker.
[7] Cross, A. (2025) The numbers for music in Canada for 2024 are in. What can we learn? Global News.
[8] Woolf, M. (2022) Canadian songs played far less often on streaming platforms than on radio, warns royalties body. The Globe and Mail.
[9] Leight, E. (2022) Here’s Why Shorter Songs Are Surging (And Why Some Welcome It). Billboard.
[10] Seabrook, J. (2022) So you want to be a TikTok star. The New Yorker.
[11] Petridis, A. (2022) Has streaming made it harder to discover new music? The Guardian.
[12] Woodward, D. (2023) Gen Z and young millennials' surprising obsession. BBC News.
[13] Dalla Riva, C. (2022) The Death of the Key Change. Tedium.
[14] Robinson, K. (2025) Deezer Says Number of Fully-AI Generated Songs Delivered Daily Has Doubled Since January. Billboard.
[15] O’Donnell, J. (2025) AI is Coming for Music, Too. Technology Review.
[16] Petridis, A. (2022) Has streaming made it harder to discover new music? The Guardian.
[17] Petrusich, A. (2021) Genre is disappearing. What comes next? The New Yorker.
[18] Petridis, A. (2022) Has streaming made it harder to discover new music? The Guardian.
[19] Eriksson, M., Fleisher, R., Johansson, A., Snickars, P., & Vonderau, P. (2019). Spotify teardown: Inside the black box of streaming music. Cambridge, MA: MIT Press.
[20] Petrusich, A. (2021) Genre is Disappearing. What Comes Next? The New Yorker.
[21] Ciocca, S. (2017) How Does Spotify Know You So Well? Medium. Retrieved from https://medium.com/s/story/spotifys-discover-weekly-how-machine-learning-finds-your-new-music-19a41ab76efe
[22] Bonini, T., & Gandini, A. (2019). “First week is editorial, second week is algorithmic”: Platform gatekeepers and the platformization of music curation. Social Media+ Society, 5(4), 2056305119880006.
[23] Seabrook, J. (2022) So you want to be a TikTok star. The New Yorker.
[24] Seabrook, J. (2022) So you want to be a TikTok star. The New Yorker.
[25] Bereznak, A. (2019) Memes Are the New Pop Stars: How TikTok Became the Future of the Music Industry. The Ringer.
[26] Kornhaber, S. (2022) TikTok Killed the Video Star. The Atlantic.
[27] Seabrook, J. (2022) So you want to be a TikTok star. The New Yorker.
[28] Whateley, D. (2023) TikTok-style feeds are surging in music as streamers like Spotify and SoundCloud battle for young listeners. Business Insider.
[29] Weaver, J. (2022) Why Encanto's We Don't Talk About Bruno is dominating the charts. CBC News.
[30] Rys, D. (2023) Spotify Study on ‘Super Listeners’: Small Numbers of Fans Drive Big Streaming Numbers. Billboard.
[31] Forde, E. (2022) That syncing feeling: how Stranger Things supercharged the music industry. The Guardian.
[32] MacDonald, K. (2022) Video games introduced me to the Chemical Brothers - now teens find music through Fortnite. The Guardian.
[33] White, E. (2025) Gen Z’s College Radio Revival. Emily White Noise.